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7 juillet 2012

Egalité des citoyens devant la loi (Art. 6 DDHC) : Absence de droit à la nationalité française et d’atteinte à l’égalité à l’égard des « Français musulmans d’Algérie » relevant du statut civil de droit local mais bénéficiaires de la citoyenneté

par Serge Slama


Le Conseil constitutionnel valide l’ordonnance du 7 mars 1944 relative au statut des Français musulmans d’Algérie en estimant qu’elle n’avait pas pour objet de traiter de la nationalité française mais de la seule jouissance des droits politiques et que ses dispositions n’ont pas soumis à un traitement discriminatoire les bénéficiaires de ce texte étant dans une situation différente car relevant du statut civil de droit local et non du statut de droit commun.



     A l’occasion des cinquante ans de l’indépendance de l’Algérie, le Conseil constitutionnel était une nouvelle fois amené à se pencher sur l’histoire (v. en dernier lieu : Cons. Constit., Décision n°2012-647 DC, du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ADL du 2 mars 2012), et même en l’occurence sur l’histoire coloniale française et des conséquences de la décolonisation sur l’état des personnes (v. pour une problématique proche, dans le cadre du contrôle de conventionnalité, s’agissant de l’absence de droit au séjour des « effacés » yougoslaves dans le cadre de la dissolution d’une Fédération  : Cour EDH, G.C. 26 juin 2012, Kurić et autres c. Slovénie, Req. N° 26828/06 – ADL du 4 juillet 2012). Une fois n’est pas coutume, le Conseil n’était pas saisi de la face la plus sombre de cette histoire juridique mais d’un texte du Comité français de la libération nationale : l’ordonnance du 7 mars 1944 relative au statut des Français musulmans d’Algérie. Ce texte, signé à Alger par le Général de Gaulle, constituait un progrès puisqu’il avait pour la première fois, après plus de cent ans de colonisation, accordé les droits du citoyen français à des Algériens particulièrement « méritants » [sic] sans pour autant les obliger à abandonner leur statut civil de droit local – c’est-à-dire la religion musulmane ou les coutumes berbères. Assez logiquement, compte tenu du critère retenu au moment des accords d’Évian par l’ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962 pour déterminer quels individus conservaient la nationalité française (statut civil de droit commun) ou devenaient algérien (statut civil de droit local sauf déclaration expresse), le Conseil constitutionnel valide l’article 3 de cette ordonnance de 1944.


     En l’espèce le Conseil constitutionnel était saisi d’une QPC transmise par la Cour de cassation (Cass., 1ère civ., 12 avril 2012, N° 11-24756), introduite à l’occasion d’un pourvoi formé contre un arrêt du 2 décembre 2010 de la cour d’appel de Paris constatant l’extranéité du requérant (n°09/28144). Né le 8 août 1941 à Ighil-Bouamas, cet avocat au barreau d’Alger revendique la qualité de Français sur le fondement de l’ordonnance du 7 mars 1944. Son père avait été en effet l’un des 60 000 bénéficiaires de ce dispositif en sa qualité de président du Conseil municipal de cette ville de Kabilye, jusqu’à son assassinat en 1956. Il avait également été présenté à l’octroi de la médaille de chevalier de la légion d’honneur. Bien que devenu pupille de la Nation et que son père avait bénéficié des droits du citoyen français, le requérant a perdu la nationalité française au moment de l’indépendance dans la mesure où il avait conservé le statut civil de droit local et à défaut d’avoir souscrit au 1er janvier 1963, alors qu’il était majeur, la déclaration recognitive de nationalité exigée par l’article 2 de l’ordonnance n°62-825 du 21 juillet 1962. En effet, le seul et unique critère de cette ordonnance pour départir les Français des Algériens au moment de l’indépendance était le statut civil. Par la suite, une loi n° 66-945 du 20 décembre 1966 a mis un terme, à compter du 22 mars 1967, à la possibilité de souscrire une telle déclaration tout en aménageant des régimes transitoires particuliers pour les enfants mineurs, les personnes n’ayant aucune nationalité et les personnes retenues contre leur volonté en Algérie. Le requérant ne relevant d’aucun de ces régimes, le TGI de Paris l’a, par jugement en date du 30 octobre 2009, débouté de son action. Il a donc fait appel de cette décision en contestant sa conventionnalité au regard notamment de la CEDH et, plus curieusement, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. C’est en cassation que la QPC a été déposée par son avocat, Me Spinosi.


     On notera que l’avocat aux Conseils, lorsqu’il a défendu la QPC devant le Conseil constitutionnel, a eu la surprise de ne pas s’adresser aux seuls neuf membres nommés mais de découvrir à la droite du Président Debré un nouveau membre à vie – l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy (Marie-Amélie Lombard, Philippe Goulliaud, « Nicolas Sarkozy a siégé au Conseil constitutionnel », Le Figaro.fr, 19 juin 2012). En effet, comme en témoignent la vidéo de l’audience et la composition du Conseil figurant dans la décision elle-même, celle-ci a été délibéré en présence de dix membres – les deux autres anciens membres à vie ne siègent pas en QPC (Valéry Giscard d’Estaing) ou ne siège plus depuis son procès (Jacques Chirac). L’audience du 19 juin semble avoir été soigneusement choisie puisque Nicolas Sarkozy n’a pris part, dans le cadre de ses différentes fonctions exécutives, ni à la législation sur le mariage d’une personne en curatelle issue de l’article 460 du Code civil réécrit peu avant son élection par la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs (Décision n° 2012-260 QPC du 29 juin 2012, M. Roger D.) ni a fortiori à l’élaboration de l’ordonnance de 1944  sur la citoyenneté accordée à certains musulmans d’Algérie « méritants ». En revanche on observera qu’il n’a pas siégé, lors de l’audience du 26 juin et du même délibéré du 28 juin, sur la QPC relative au Fonds national de péréquation des droits de mutation à titre onéreux perçus par les départements portant sur l’article L. 3334-18 du code général des collectivités territoriales résultant de l’article 123 de la loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 de finances pour 2011 (Décision n° 2012-255/265 QPC du 29 juin 2012, Départements de la Seine-Saint-Denis et du Var) (v. sur cette question Emmanuel Daniel, « Un nouveau statut pour les anciens présidents de la République », Slate.fr, 2 juillet 2012 et Patrick Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel » [PDF], Juspoliticum, n°5, 2010).


     L’examen de cette QPC ne posait pas de difficultés majeures de recevabilité. Elle nécessitait toutefois de confirmer la nature législative de ces ordonnances de la France libre. La nature législative des ordonnances du Comité français de Libération nationale et du Gouvernement provisoire de la République française est admise de longue date (CE, 22 février 1946, Sieur Botton, Rec. CE p. 58 – consultable dans le dossier documentaire – p. 8). L’ordonnance de 1944 initialement applicable uniquement en Algérie a été déclarée exécutoire sur le territoire continental de la France par l’ordonnance du 8 décembre 1944 additionnelle à l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental. Toutefois, si le Conseil constitutionnel avait déjà examiné et censuré, dans le cadre d’une QPC, une disposition issue d’une ordonnance adoptée par le GPRF (Décision n° 2011-211 QPC du 27 janvier 2012, M. Eric M. [Discipline des notaires]), il n’avait jamais eu l’occasion de le faire pour celles du CFLN. On relèvera que l’avocat général près la Cour de cassation, s’il ne niait pas le caractère législatif de cette disposition, estimait en revanche dans ses conclusions devant la première chambre civile que l’article 3 de l’ordonnance de 1944 « n’a pas vocation à s’appliquer en tant que tel au litige en cours, n’ayant ni pour objet d’attribuer la nationalité française à une date où l’Algérie était un département français ni pour objet de conférer un statut de droit commun, critère de conservation de plein droit ou non de la nationalité française déterminé par l’ordonnance du 21 juillet 1962 ». Il estimait, non sans force arguments, que les textes applicables au litige « sont en réalité les textes relatifs aux effets en matière de nationalité de l’accession à l’indépendance de l’Algérie [les dispositions de l’ordonnance du 31 juillet 1962 et de la loi du 20 décembre 1966 codifiée à l’article 32-1 du Code civil] ». Il concluait donc au non-lieu à transmission de la QPC – d’autant plus qu’il estimait subsidiairement la question dénuée de caractère sérieux ou nouveau.


     A vrai dire, le requérant ne demandait pas la censure des dispositions de l’article 3 de l’ordonnance du 7 mars 1944  – ce qui lui aurait été défavorable puisqu’elle fondait ses prétentions à recouvrer la nationalité française – mais souhaitait une déclaration de conformité sous réserve, permettant de neutraliser l’interprétation constante de cette disposition par la Cour de cassation (Cons. constit., Déc. n° 2010-96 QPC du 4 février 2010, M. Jean-Louis L. ; Déc. n°2010-52 QPC du 14 octobre 2010, Compagnie agricole de la Crau ; Déc. n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B ADL du 10 octobre 2010). Pour déclarer la disposition conforme aux droits et libertés constitutionnels, le Conseil valide donc cette interprétation qui distingue la condition politique du citoyen et la condition civile du Français (1°) et estime qu’il existe une différence de situation objective parmi les Français d’Algérie entre bénéficiaires du statut civil de droit local et du statut civil de droit commun justifiant une différence de traitement dans l’accès à la nationalité française au moment de l’indépendance, y compris pour ceux ayant bénéficié de la citoyenneté politique (2°).


1°/- La validation de l’interprétation constante de la Cour de cassation distinguant la condition politique de citoyen la condition civile de Français


     Dès 1951, c’est-à-dire dès avant la décolonisation, la Cour de cassation avait déjà jugé en vertu du principe d’indépendance des législations civiles et politiques que « les Français musulmans d’Algérie, n’ayant pas acquis le statut civil français ou opté pour lui, continuent, tout en possédant les droits de citoyens, à exercer leurs droits civils conformément à la loi musulmane, et, sauf accord contraire, devant les juridictions statuant en matière musulmane » (Cass, 28 novembre 1951, Fersadou consultable dans le dossier documentaire p.10). Après l’indépendance, elle juge de manière constante, et à bon droit, pour toutes les revendications fondées sur l’ordonnance du 7 mars 1944 qu’en « conférant la citoyenneté française à certaines catégories de français musulmans particulièrement méritants, dont les Aghas et les Caïds, s’était conformée au principe de l’indépendance des droits civils et des droits politiques en décidant que ces nouveaux citoyens resteraient soumis au statut civil de droit local, sauf manifestation expresse, par décret ou par jugement, de leur volonté de renoncer au statut de droit local et d’adopter le statut civil de droit commun » (Cass., 1ère civ., 3 février 2010, Nouredine H. c. Procureur général près la Cour d’appel de Paris, N° de pourvoi: 09-65366  : Bull. civ. I, n° 30. V. aussi pour des refus du bénéfice des dispositions de l’article 32-1 du code civil ; Cass, 1ère civ., 16 octobre 1984, Ben Brahim, Bull. civ. I, n° 265 ; Cass., 1ère civ., 19 février 2002, n°00-10734 ; Cass., 1ère civ., 8 juin 2004, n° 02-10.250 ; Cass, 1ère civ., 22 juin 2004, n° 02-20667). La distinction de la condition civile de Français et de la condition politique de citoyen français si elle n’était pas clairement marquée dans les Constitutions révolutionnaires (M. Troper, « La notion de citoyen sous la Révolution française », in Etudes en l’honneur de Georges Dupuis. Droit public, LGDJ, 1997, p.308) est affirmée par le Code napoléon. En effet, aux termes de l’article 7 du Code civil de 1804, « l’exercice des droits civils est indépendant de l’exercice des droits politiques, lesquels s’acquièrent conformément aux lois constitutionnelles et électorales ». Dès son premier projet de Code civil en 1793, Cambacérès proposait que : « la Constitution règle les droits politiques des citoyens français » et que « la législation règle leurs droits civils ». En 1798, Jean-Baptiste Victor Proudhon théorise cette distinction entre « droits politiques du citoyen » et « droits privés du citoyen » (Proudhon, Cours de législation et de jurisprudence françaises, Besançon, Tissot impr., an VII (1798), t.1er, p.80). Au cours de la discussion de cet article devant le Corps législatif en 1801, Boulay justifiait cette distinction entre droits politiques et droits civils en relevant que les premiers sont « d’un ordre différent et plus distingué » car ils sont « réglés et assignés par la Constitution » alors que les seconds « sont décrits et distribués par la loi civile ». Toutefois, à cette époque le système de l’ordonnance de 1944 d’une citoyenneté politique non reliée au statut civil de Français est inimaginable car pour Boulay « la jouissance des droits politiques suppose celle des droits civils ; mais la jouissance des droits civils ne suppose pas celle des droits politiques : ainsi on ne peut pas être citoyen en France sans être français, mais on peut être français sans être citoyen en France » (exposé des motifs par M. Boulay, 11 frimaire an X-2 décembre 1801 in P.-A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Videcocq, 1836, pp.138-147 – citations extraites de notre thèse Le privilège du national, 2003, p.146). Les étrangers seront d’ailleurs exclus par l’article 11 et 13 du Code civil des droits civils, à l’exception du jus gentium et sauf à bénéficier de la part du gouvernement d’une admission à domicile.


     Le droit colonial a ensuite consacré cette distinction en conférant aux indigènes colonisés la qualité de Français, tout en maintenant leur statut civil de droit local. Mais la citoyenneté française n’était accessible qu’à ceux qui renonçaient à leur statut civil et par suite à leur religion (sur ces questions v. not. Emmanuelle Saada, « Une nationalité par degré. Civilité et citoyenneté en situation coloniale » in P. Weil et S. Dufoix (dir.), L’esclavage, la colonisation, et après…, PUF, 2005, pp.193-227). Comme le résume Laure Blévis dans un article sur la citoyenneté en Algérie coloniale, « la catégorie de « citoyen » ne fut jamais véritablement précisée de façon univoque ; elle regroupait un ensemble de populations hétéroclites qui devaient justifier de leur statut : les « Français » issus de la métropole, les étrangers naturalisés, les Juifs qui se conformaient au décret de 1871, les indigènes musulmans qui avaient opté pour la naturalisation suivant les règles prescrites par le sénatusconsulte de 1865 (amendé par le décret de 1870 [objectivées par la loi de 1919]) » (Laure Blévis, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes de la catégorisation », Droit & Société, 48, 2001, pp.557-580). C’est sur cette ambiguité de la notion de « citoyen français » utilisée par l’article 3 de l’ordonnance de 1944 que l’auteur de la QPC entendait jouer.


En premier lieu, il estimait qu’en limitant aux seuls droits politiques les effets de la citoyenneté française accordée à ces musulmans d’Algérie la Cour de cassation aurait fait une lecture erronée de cette disposition. Il en voulait pour preuve que les « Indigènes musulmans » d’Algérie qui ont obtenu la citoyenneté française en vertu du sénatus-consulte du 14 juillet 1865 ou de la loi de 1919 ont pu, quant à eux, conserver la nationalité française à l’indépendance. Suivant le raisonnement développé par le secrétaire général du gouvernement dans ses écritures et à l’audience publique, le Conseil constitutionnel balaye sans difficulté cette interprétation en relevant que par cette disposition le législateur a entendu « conférer, en raison de leurs mérites, à certains Français musulmans d’Algérie relevant du statut personnel des droits politiques identiques à ceux qui étaient exercés par les Français de statut civil de droit commun domiciliés en Algérie »  mais pas leur attribuer le statut civil de droit commun (cons 4). Et cela est parfaitement vrai d’un point de vue historique. Ce texte du CFLN a en effet été préparé dans le contexte de l’essort du nationalisme algérien par une commission chargée d’établir un programme des réformes politiques, sociales et économiques en faveur des Musulmans français d’Algérie. Comme l’explique l’historien Guy Pervillé, le Comité « prit acte de l’échec de la vieille politique d’assimilation de la Troisième République, et chargea une commission spéciale d’en élaborer une autre, différente par les moyens et les délais, sinon par le but ». Ce comité rédigea l’ordonnance du 7 mars 1944 qui réalisa, en l’élargissant, le projet Blum-Viollette de 1936 en reconnaissant le principe de la « citoyenneté (française) dans le statut (musulman) » (v. Guy Pervillé, « La commission des réformes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France (1984) » in Charles-Robert Ageron (dir.), Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français,1936-1956, les 4 et 5 octobre 1984, et publiée dans les actes de ce colloque par les Editions du CNRS, Paris, septembre 1986, pp. 357-365 repris par blog Pour une histoire de la guerre d’Algérie). Dans sa séance du 11 décembre 1943, le CFLN a en effet acté, sur proposition du commissaire d’État chargé des affaires musulmanes Catroux, la nécessité  de « tendre de façon continue et progressive à élever [la] condition politique et sociale [des Français musulmans d’Algérie] au niveau de celle des Français non Musulmans » notamment en conférant aux « élites musulmanes, sans plus attendre et sans abandon du statut personnel coranique, la citoyenneté française ». Il s’agit là d’une rupture par rapport aux textes précédents.


     Sous le Second Empire, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 sur l’état des personnes et la naturalisation en d’Algérie conférait en effet à l’« indigène musulman » et à « l’indigène israëlite », la qualité de « Français » tout en prévoyant « néanmoins » qu’ils continueront « à être régi par la loi musulmane » (article 1er) pour les premiers et « leur statut personnel » pour les seconds (article 2). Et la seule possibilité pour ces « indigènes » d’être admis « à jouir des droits de citoyen français » c’était de renoncer à leur religion et à leur statut personnel pour être régi par « les lois civiles et politiques de la France ». Comme le note Patrick Weil, « l’assignation à l’origine ethnique et religieuse […] montre le caractère ethnico-politique, et non pas simplement civil ou religieux, de ce statut » (Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset, 2002, p.235). Cette exigence – et l’absence de réelle politique d’assimilation – vont aboutir à l’échec de ce dispositif. Entre 1865 et 1937, on enregistre en moyenne 40 demandes par an pour un total de 2 488 admissions à la citoyenneté prononcées par le chef de l’Etat. Au total on dénombre en 1936, en prenant en compte les descendants, 7541 citoyens français d’origine indigène (3761 Arabes, 3 711 Kabyles et 69 Mozabites) d’après le Répertoire statistique des communes d’Algérie (Claude Lazard, L’accession des indigènes algériens à la citoyenneté française, Thèse, Université de Paris, 1938, p. 29 et 40 cité par E. Saada, art. préc., p.219). Parallèlement, sur les 384 000 Français d’Algérie d’origine européenne dénombrés par le gouverneur Edouard Laferrière en 1898, 109 000 sont naturalisés (dont 53 000 israélites) (cité par Patrick Weil, ouvr. préc., p.232). 35 000 « indigènes juifs » des départements d’Algérie ont aussi bénéficié du décret « Crémieux » du 24 octobre 1870  qui leur a conféré de manière collective la qualité de « citoyens français ». Par la suite, la loi « Jonnart » du 4 février 1919 sur l’accession des indigènes de l’Algérie française aux droits politiques (accessible dans le dossier documentaire [PDF] p.5), maintiendra le senatus consulte de 1865 et le prolongera en prévoyant que « tout indigène algérien » pouvait obtenir sur sa demande la « qualité de citoyen français » à condition de remplir certaines conditions d’âge, de moralité, de fidélité à la France, mais aussi d’être « monogame ou célibataire » et d’avoir satisfait à des conditions d’intégration (service dans les armées de terre et de mer ; savoir lire et écrire en français ; être propriétaire ou fermier, titulaire d’une fonction publique ou d’une pension de retraité pour services publics, etc.). Le bilan de cette loi de 1919 ne sera pas plus réjouissant puisque seuls 2395 indigènes musulmans deviendront citoyens français grâce à elle (P. Weil, ouvr. préc., p.336, note 197).


     Indéniablement, sans se débarrasser de tous les horipeaux coloniaux, l’ordonnance du 7 mars 1944 constitue une rupture par rapport à ces textes tant du point de vue quantitatif (60 000 bénéficiaires) que qualitatif (possibilité pour les nouveaux citoyens de conserver leur statut personnel). Elle affirme d’ailleurs dans ses deux premiers articles l’égalité des droits et des devoirs entre tous les Français musulmans et non musulmans d’Algérie, nonobstant la conservation de leur statut personnel coranique ou coutumier par ceux de ces derniers qui n’auraient pas « expressément déclaré leur volonté d’être placés sous l’empire intégral de la loi française ». Son article 3 définissait donc les catégories de Français musulmans « méritants » admis à titre personnel à exercer leurs droits civiques dans les mêmes conditions que les citoyens de statut civil français. L’article 4 prévoyait même que « les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la citoyenneté française ». Mais l’ordonnance laissait à la future Assemblée nationale constituante le soin de fixer « les conditions et les modalités de cette accession ». Elle ne reprenait donc pas à son compte la proposition de leur accorder en même temps une représentation paritaire au Parlement français alors même parallèlement, après quelques hésitation, pour les Juifs, le décret Crémieux, qui avait été abrogé le 7 octobre 1940 par le gouvernement de Vichy, est rétabli le 20 octobre 1943 par déclaration du Comité français de la Libération nationale. Par la suite, une ordonnance du 17 août 1945 du GPRF accorda au deuxième collège le droit d’élire des députés à l’Assemblée constituante en nombre égal à celui des représentants du premier. Ce fut la loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 qui consacre enfin que « tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyen au même titre que les nationaux français de la métropole ou des départements d’outre-mer ». Toutefois, ceux qui conservent leur statut personnel exerceront les droits politiques dans un collège électoral particulier. Plus que l’ordonnance de 1944 c’est cette séparation des collèges qui vidait le principe d’égalité entre citoyens français de son contenu. La première Constituante écarta la proposition de collège unique, mais elle vota la loi électorale du 3 avril 1946, qui élargissait l’accès au premier collège, et accordait au deuxième les trois cinquièmes des sièges de députés de l’Algérie. La deuxième Constituante, qui adopta la Constitution de la IVè République, se contenta d’élargir modérément l’accès au premier collège par la loi du 5 octobre 1946. L’article 81 de la Constitution du 27 octobre 1946 a confirmé donc que tous « les ressortissants de l’Union française ont la qualité de citoyen de l’Union française qui leur assure la jouissance des droits et libertés garantis par le préambule de la présente Constitution ». En outre, ce qui conforte l’interprétation du Conseil constitutionnel de l’article 3 de l’ordonnance de 1944, son article 82  a prévu que « Les citoyens qui n’ont pas le statut civil français conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé » et que « ce statut ne peut en aucun cas constituer un motif pour refuser ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français ». L’article 75 de la Constitution de 1958 a maintenu cette spécificité en prévoyant que : « Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun […] conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé ».


     En second lieu, l’avocat du requérant objectait que la loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie a prévu, en son article 6, que « Les dispositions du présent titre s’appliquent aux Français rapatriés d’Algérie, anciennement de statut civil de droit local ou dont les ascendants, anciennement de statut civil de droit local, ont été admis au statut civil de droit commun en application du sénatus-consulte du 14 juillet 1865, de la loi du 4 février 1919 ou de l’ordonnance du 7 mars 1944 […] ». Mais cette référence aux Français musulmans admis au statut civil de droit commun en application de l’ordonnance de 1944 s’explique par le fait que sont article 2 a prévu la possibilité pour les Français musulmans bénéficiaires de renoncer expressément à leur statut civil de droit local (v. CE, 30 juin 1967, n°64236, au Rec. CE ; CE, 18 avril 1969, n°77287, Rec. CE, p.206 ; Cass., 1ère civ., 16 octobre 1984, 82-14237, Bull n°265).


     Au bilan il ne fait aucun doute que les bénéficiaires de cette ordonnance ont certes joui de la nationalité et de la citoyenneté françaises avant l’indépendance mais, dans la mesure où ils n’ont pas renoncé au statut civil de droit local (de jurisprudence constante cette renonciation doit être expresse cf. avis du Conseil d’État, section des finances, du 22 novembre 1955), ils n’ont pas conservé la qualité de Français à l’indépendance – sauf à avoir souscrit la déclaration recognitive. C’est ce que constate le Conseil constitutionnel en notant que « l’accession à la citoyenneté française à titre personnel en application de la disposition contestée [de l’article 3 de l’ordonnance de 1944] ne permet pas, pour conserver la nationalité française, de bénéficier de l’application de l’article 32-1 du code civil qui ne s’applique qu’aux Français relevant du statut civil de droit commun domiciliés en Algérie le 3 juillet 1962 » (cons. 4). Mais la législation de 1944 est-elle constitutive d’une rupture d’un principe constitutionnel d’égalité en créant une différence de traitement injustifiée au sein des musulmans d’Algérie ?


2°/- L’existence d’une différence de situation objective entre « musulmans d’Algérie » bénéficiaires du statut civil de droit commun et du statut civil de droit local


     Les dispositions de l’article 3 de l’ordonnance du 7 mars 1944 ont eu pour objet de conférer à certains « Français musulmans » d’Algérie l’exercice de droits politiques identiques à ceux qui étaient exercés par les Français de métropole ainsi que par les Français d’Algérie soumis au statut de droit commun et donc un statut civique privilégié par rapport aux autres indigènes musulmans. Il s’agissait alors, comme cela a été rappelé, de reconnaître les « mérites » de certains Français musulmans d’Algérie en leur accordant des droits politiques, sans pour autant les priver du choix de conserver le statut de droit civil local. Ce « mérite » consistait essentiellement dans les services rendus à la France coloniale (anciens officiers, diplômés, fonctionnaires ou agents publics, membres des Chambres de commerce et d’agriculture,  bachaghas, aghas et caïds ayant exercé leurs fonctions pendant au moins trois ans sans révocation, conseillers généraux, municipaux ou présidents d’une djemaa, membres de l’ordre national de la légion d’Honneur, compagnons de l’ordre de la Libération, médaillés de la Résistance, etc.). Le fait qu’ils aient conservé, contrairement aux autres titulaires de la citoyenneté française, leur statut personnel les a donc privé de l’accès à la nationalité française à l’indépendance. Le Conseil constitutionnel n’estime pas cette situation discriminatoire en jugeant que « le principe d’égalité n’imposait ni que des personnes bénéficiant de droits politiques identiques soient soumises au même statut civil ni qu’elles soient soumises aux mêmes règles concernant la conservation de la nationalité française » (cons. 6). Selon les explications données dans le commentaire autorisé de la décision (p.7), « la différence de traitement qui était instituée par cette disposition législative, entre les musulmans d’Algérie ayant un statut personnel et les droits politiques des citoyens français et les musulmans d’Algérie ayant le statut civil de droit commun était en lien direct avec l’objet de la disposition législative ». Ces considérations amènent néanmoins un certain nombre d’observations :


     En premier lieu on peut noter que ce n’est pas le texte de 1944 qui a établi la différence de traitement dans l’accès à la nationalité mais, lors de l’indépendance, les dispositions de l’ordonnance du 21 juillet 1962 qui a posé des conditions de conservation de la nationalité française différentes pour les musulmans d’Algérie selon qu’ils étaient soumis ou non au statut de droit commun. Dès lors on peut se demander s’il n’aurait pas été judicieux de faire porter aussi la QPC sur l’article 2 de l’ordonnance de 1962 en tant qu’il n’avait pas maintenu de plein droit la qualité de Français aux citoyens français méritants originaires d’Algérie relevant du statut civil de droit local en application de l’ordonnance de 1944. La difficulté est que cette ordonnance découle directement  de la loi référendaire n° 62-421 du 13 avril 1962, adoptée, à la suite des accords d’Evian par réferendum de l’article 11 de la Constitution. Or, les adeptes des Grands arrêts de la jurisprudence administrative n’ignorent pas que, condamné à mort, M. Canal a eu la vie sauve car une telle ordonnance « conserve  le caractère d’un acte administratif et est, susceptible, comme tel, d’être déférée au Conseil d’Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir » car la loi référendaire « a eu pour objet, non d’habiliter le Président de la République à exercer le pouvoir législatif lui-même, mais seulement de l’autoriser à user exceptionnellement dans le cadre et les limites qui y sont précisées, de son pouvoir réglementaire pour prendre, par ordonnances, des mesures qui normalement relèvent du domaine de la loi » (CE, Ass., 19 octobre 1962, Sieurs Canal, Robin et Godot, n° 58.502, Rec., p. 552). Toutefois on sait aussi que suite au courroux du gouvernement contre le Conseil d’Etat une loi a été adoptée pour prévoir que ces ordonnances « ont et conservent force de loi à partir de leur publication » (article 50 de la loi du 15 janvier 1963 – v. pour une application le célèbre CE, 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France, Rec. CE, p. 149 dans lequel le Conseil d’Etat refuse d’effectuer un contrôle de conventionnalité des lois postérieures à un traité). La QPC était donc possible contre cette ordonnance de 1962.


     En second lieu, on peut se demander pourquoi, pour valider la disposition de l’ordonnance de 1944, le Conseil constitutionnel s’est placé sur le terrain de l’existence d’une différence de situation appréciable, en raison de leur différence de statut personnel, entre habitants d’Algérie française bénéficiaires de la citoyenneté. Cela revient à donner une légitimité aux catégories coloniales ethnico-religieuse. Le terrain de la justification objective et raisonnable aurait été moins glissant. Dans le contexte d’une accession à l’indépendance, on peut en effet admettre, à titre de justification, que le partage des populations se décide sur la base de tels critères dès lors qu’ils correspondent à une réalité objective et que, comme le prévoyait l’ordonnance de 1962 il y avait toujours possibilité pour un indigène de conserver la nationalité française par un acte de volonté (v. toutefois la condamnation par la Cour européenne des accords de l’édifice institutionnel forgé en Bosnie-Herzégovine dans le prolongement des accords de Dayton : Cour EDH, G.C. 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, Req. n° 27996/06 et 34836/06 – ADL du 26 décembre 2009). Ainsi, par exemple dans la récente décision de Grande chambre, la Cour européenne ne reconnaît pas de différence de situation appréciable entre les ressortissants d’États de l’ex-RSFY qui vivaient en Slovénie avant l’indépendance et « les “véritables“ étrangers » (§ 390). Et elle se place sur le terrain de la justification objective et raisonnable pour apprécier si « le fait de n’avoir pas demandé la nationalité […] pouvait […] passer pour un motif raisonnable de priver un groupe d’étrangers de leurs permis de séjour » (§ 393) (Cour EDH, G.C. 26 juin 2012, Kurić et autres c. Slovénie, préc.).

 

     En troisième lieu, si le Conseil constitutionnel n’adoptait pas une conception aussi formelle de l’égalité et faisait sienne la notion de discrimination matérielle, appliquée aussi bien par la CJUE (CJCE, 30 juin 1998, aff. C-394/96, Brown Mary c/ Rentokil Ltd) que par la CEDH (CEDH, 6 avr. 2000, no 34369/97, Thlimmenos c/ Grèce, § 44) il aurait pu considérer la nécessité pour le législateur d’applique « un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes ». Or, on peut se demander si les «  mérites » qui avaient justifiés en 1944 l’attribution de la citoyenneté française sans perte du statut personnel justifiaient lors de l’indépendance un traitement distinct permettant de conserver de plein droit la nationalité française (v. sur validation de mécanismes d’indemnisation bénéficiant aux Harkis, moghaznis et autres supplétifs pour compenser « les sacrifices consentis par des combattants ayant fait preuve d’un attachement et d’un dévouement particuliers à l’égard de la France » : CE, 6 avr. 2007, Comité Harkis et Vérité, n°282390, au tables).


     Le rejet de la QPC ne signifie pas, pour autant, la fin de cette affaire. En effet, dans le cadre de son pourvoi en cassation, l’avocat du requérant s’est aussi placé sur le terrain du contrôle de conventionnalité au regard de l’article 14 de la CEDH combiné à son article 8. Dans son arrêt du 2 décembre 2010 (n°09/28144), la Cour d’appel de Paris a commis une erreur de droit en estimant que le « droit à une nationalité ne figure pas parmi les droits et libertés protégées par ces textes [CEDH et CDFUE] et que par l’effet du principe général de libre détermination de leurs nationaux par les Etats les conventions internationales visant à lutter contre les discriminations ne sont pas applicabbles aux dispositions relatives à l’attribution de la nationalité (…) ». Or, la Cour européenne des droits de l’homme a expressément jugé que si « l’article 8 ne […] garantit pas un droit d’acquérir une nationalité ou une citoyenneté particulière », toutefois « il n’[est] pas exclu qu’un refus arbitraire d’octroyer la nationalité puisse, dans certaines conditions, poser un problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention en raison de l’impact d’un tel refus sur la vie privée de l’individu » et a condamné l’Etat maltais en raison d’une privation arbitraire de nationalité de l’enfant naturel d’un de ses ressortissants (Cour EDH, 4e Sect. 11 octobre 2011, Genovese c. Malte, Req. n° 53124/09, § 30 – ADL du 11 octobre 2011). Se posera toutefois la question de savoir si la CEDH est applicable ratione temporis (v. Guide pratique de la recevabilité, p. 40 et s. Voir aussi une application dans le contentieux de la cristallisation des pensions des anciens combats des ex territoires sous souveraineté française : CE, 17 juillet 2009, n° 279231, Mohamed B. c/ Ministère de la Défense).


     Toutefois, le Conseil d’Etat a déjà expressément validé la conventionnalité de cette catégorisation ethno-religieuse héritée de la colonisation en écartant le caractère discriminatoire d’une allocation de reconnaissance ne bénéficiant qu’aux seuls anciens supplétifs ayant conservé la nationalité française relevant du statut civil de droit local (c’est-à-dire les populations arabo-berbères) à l’exclusion de ceux soumis au statut civil de droit commun (c’est-à-dire les personnes d’origine métropolitaine, européenne et, depuis le décret Crémieux, de confession juive) (CE 30 mai 2007, n° 282553, Union nationale laïque des anciens supplétifs : AJDA, 2007, p.1408, concl. C. Landais). Cela confirme l’analyse de Laure Blévis :« la logique des critères administrativo-juridiques, invoquée pour justifier un principe d’exclusion d’ordre ethno-politique, telle est la voie suivie par le droit ; c’est en ce sens que celui-ci a été l’un des outils essentiels de l’élaboration de ce « compromis colonial » qui a affirmé la compatibilité entre le système colonial et les principes fondateurs de la République » (Laure Blévis, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes de la catégorisation », préc., p580).


Cons. Constit., Décision n° 2012-259 QPC du 29 juin 2012, M. Mouloud A. [Statut civil de droit local des musulmans d’Algérie et citoyenneté française]


Pour citer ce document :

Serge Slama, « Absence de droit à la nationalité française et d’atteinte à l’égalité à l’égard des « Français musulmans d’Algérie » relevant du statut civil de droit local mais bénéficiaires de la citoyenneté » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 7 juillet 2012.