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6 janvier 2014

Droit d’asile (Haut Conseil à l’Egalité) : Le rapport du Haut Conseil à l’Egalité, ou la tentative d’instiller une perspective de genre à la réforme à venir


par Alexandra Korsakoff*


     A l’occasion de la concertation nationale sur la réforme de l’asile, le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes s’est fait le vecteur de la perspective de genre promue par la directive 2013/32/UE, dans le cadre des réflexions menées sur la refonte des procédures d’examen des demandes de protection internationale. Son impact très limité sur la proposition de réforme remise au ministre de l’Intérieur le 28 novembre dernier, laisse à ce jour planer un doute sur le visage de la réforme à venir, et plus encore de sa conformité au droit de l’Union européenne. 


     « Le HCE regrette [cependant] qu’il ne soit nulle part fait état de ce que plus du tiers des demandeurs d’asile sont des demandeures […] Or il faut que cette réalité soit prise en compte par le législateur et les acteurs des politiques de l’asile. De même que doit être pris en compte le fait que la procédure actuelle du droit d’asile en France n’est ni adaptée aux femmes ni encline à adopter une perspective de genre » (Communiqué de presse du Haut Conseil à l’Egalité entre les hommes et les femmes du 29 novembre 2013). Par ce communiqué de presse dénonciateur, le Haut Conseil à l’Egalité (HCE) réagit au contenu du rapport sur la réforme de l’asile remis à Manuel Valls, Ministre de l’Intérieur, le 28 novembre 2013. Ce dernier, rédigé par le député Jean-Louis Touraine et la sénatrice Valérie Létard, constitue le fruit d’une réflexion collective sur les procédures et conditions d’accueil réservées aux demandeurs.ses d’une protection internationale. En effet, le 15 juillet dernier, Manuel Valls lança une concertation nationale sur la réforme de l’asile, réunissant trente-sept acteurs du secteur (Etat, élus, associations), et dont le pilotage fut délégué aux deux parlementaires susmentionnés. Au-delà de la volonté de réformer un « système à bout de souffle » (lire le discours de Manuel Valls le 15 juillet 2013, place Beauvau), l’exercice consistait avant tout à intégrer les dispositions des directives européennes 2013/32/UE (relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale) et 2013/33/UE (établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale), adoptées le 26 juin 2013 et dont la transposition dans notre droit interne doit intervenir d’ici juin 2015. Les propositions de réforme ainsi retenues, matérialisées dans le rapport du 28 novembre, sont censées orienter le futur projet de loi en la matière.


     Le HCE porte un regard très critique sur ces diverses propositions, car elles s’éloignent fortement des recommandations qu’il avait formulées lors de sa participation à certains ateliers de la concertation (contenues dans sa contribution à la concertation sur la réforme du droit d’asile). Pour rappel, il s’agit d’une institution créée par le décret n°2013-8 du 3 janvier 2013 dans le but (notamment) d’animer le débat public sur les grandes orientations de la politique des droits des femmes et de l’égalité. En l’espèce, son objectif consistait à s’assurer que « l’égalité hommes-femmes soit au cœur du processus » de réflexion (page 7 de sa contribution). En d’autres termes, le HCE entendait promouvoir une perspective de genre, définie par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) comme une approche visant  « en amont, depuis l’élaboration de chaque politique, d’en étudier les impacts sur les femmes et les hommes, afin de parvenir à une égalité réelle pour tous » (voir son avis sur la perspective de genre adopté en assemblée plénière le 22 mars 2012, §8).


     Le cœur de la discorde repose ici sur le choix du paradigme à l’œuvre, la tension entre la visée d’une égalité réelle ou formelle des chances d’obtention d’une protection internationale entre les demandeurs.ses, quel que soit leur genre. A cet égard, le Conseil de l’Europe note : « On reconnaît […] de nos jours qu’une égalité de droits (de jure) ne mène pas nécessairement à une égalité de fait (de facto). Il est essentiel de comprendre que les conditions de vie des femmes et des hommes sont fort différentes […] La question ne se limite pas à l’existence de telles différences mais au fait que celles-ci […] ne devraient pas induire de discrimination, mais au contraire être prises en compte » (L’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes : cadre conceptuel, méthodologie et présentation des «bonnes pratiques», rapport final d’activités du groupe de spécialistes pour une approche intégrée de l’égalité, page 8). Le rapport final des parlementaires, et celui du HCE, se distinguent en ce que le premier prône le principe d’une égalité de traitement des demandes de protection internationale (donc formelle, de jure), tandis que le deuxième tend vers leur traitement équitable (concret, de facto). Les notions d’« égalité de traitement » et de « traitement équitable » ne doivent pas être confondues ici. Si l’égalité de traitement impose de traiter tous les individus de manière identique, de les soumettre aux mêmes règles, le traitement équitable renvoie à l’idée d’un « traitement juste », c’est-à-dire contextualisé, adapté à la situation de chacun.


     Ainsi, si le HCE entend utiliser les procédures liées à l’asile comme un outil en faveur de l’égalité réelle des demandeurs.ses, ses recommandations () n’ont trouvé qu’un faible écho dans le rapport final de la concertation remis au Ministre de l’Intérieur (), eu égard à la réticence des acteurs.trices politiques français.es d’embrasser un tel paradigme.


1°/ – Des propositions du HCE visant à assurer l’égalité réelle dans l’accès à la protection internationale


     Le HCE formule en ce sens deux séries de propositions. Il s’agit d’une part de s’assurer d’une sensibilisation des acteurs aux problématiques de genre (A), et d’autre part de moduler le contenu des garanties procédurales selon le genre du.de la- demandeur.se (B).


A – Genrer la pratique : instaurer un paradigme de genre chez les acteurs.trices du processus décisionnel


     La première technique à l’œuvre pour assurer un traitement équitable des demandes à une protection internationale consiste à assurer un paradigme de genre dans l’examen des demandes à une protection internationale.


     Si initialement l’octroi de la protection subsidiaire et du statut de réfugié semblait hermétique aux problématiques de genre, la recrudescence des demandes y afférentes dès les années 1980-1990 a modifié cet état de fait. Ainsi les autorités de l’asile ont peu à peu admis l’octroi de telles protections dans l’hypothèse de violences genrées, que ce soit sur le fond (lorsque le genre en constitue leur motif) ou sur la forme (lorsque le genre détermine la forme des violences craintes).


     A cet égard, sont aujourd’hui reconnues comme traitements inhumains ou dégradants susceptibles de constituer une menace grave  (définie à l’article 15 de la directive 2011/95/UE) ou un acte matériel de persécution valide (défini à l’article 9 de la directive 2011/95/UE ; complété par CJUE, 5 septembre 2012, Y. et Z., affaires jointes C-71/11 et C-99/11, §61 et 62 ) nombre de violences genrées sur la forme :  soumission d’une femme à la prostitution contre son gré (CNDA, 15 mars 2012, Mme O., 11017758), à l’excision (CRR, 30 mars 2004, Mlle N., 03024643/ 454281 : page 69), à l’esclavage domestique (CNDA, 6 octobre 2009, Mlle H., 627097/08007574 : page 72), à des violences domestiques (CRR, 13 juin 2006, Mlle EB, 539147 : page 6) et sexuelles (CRR, 31 mai 2006, Mlle NN, 507918 : page 7). De tels actes permettent donc à ce jour d’obtenir le bénéfice de la protection subsidiaire ou du statut de réfugié.


     Parallèlement, les juges de l’asile ont ouvert le statut de réfugié aux victimes de persécutions genrées sur le fond, c’est-à-dire motivées par leur genre, alors même que ce motif n’est pas prévu à l’article 1A2) de la Convention de Genève  de 1951 (essentiellement au travers de l’interprétation extensive des motifs d’appartenance à un certain groupe social, opinions politiques et religion). Tel est le cas, sous certaines conditions, concernant les persécutions du fait de :

– son orientation sexuelle (homosexualité depuis CRR, SR, 12 mai 1999, Djellal, 328310 : page 81)


– son rôle social de parent (parentalité d’un enfant albinos depuis CRR, 29 septembre 2006, Mlle T., 453852 ; nous pouvons noter ici que le refus d’un parent de soumettre sa fille à une mutilation génitale féminine ne permet plus d’obtenir de protection internationale depuis l’avis du Conseil d’Etat en date du 20 novembre 2013 – M. BA et Mme DC. épouse A, 368676 – ; à ce propos, lire : Claire Brice-Delajoux, « Quel statut pour les parents des jeunes filles reconnues réfugiées du fait d’un risque d’excision ? », [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 27 décembre 2013 ; Sylvie Sarolea, « La portée du principe de l’unité familiale (C.C.E., arrêt n°112644 du 24 octobre 2013) », Newsletter EDEM, décembre 2013).

– son identité sexuelle (transsexualisme depuis CE, 23 juin 1997, Ourbih, n°171858 ; appartenance au sexe féminin en ce qui concerne le refus d’une excision – CRR, 17 juillet 1991, Mlle Diop, 164078-, d’un mariage forcé – CRR, SR, 15 octobre 2004, N., 444000 : page 75-, d’un crime d’honneur – CNDA, 28 septembre 2009, Mme A., 08017164/636702 : page 57-, de la traite des êtres humains – CNDA, 29 avril 2011, EF, 10012810 -, ou plus globalement les femmes défendant des opinions féministes – CRR, SR, 26 octobre 1994, Mme N. épouse K., 253902).


     Cependant, force est de constater que ces divers développements jurisprudentiels sur le fond sont, à certains égards, difficilement mobilisables par les demandeurs.ses, constituant de fait une rupture du traitement équitable des demandes de protection internationale. L’intervention de certains biais cognitifs dans l’esprit des acteurs participant au processus décisionnel en constitue ici la clé. Afin d’enrayer ce phénomène, le Haut Conseil à l’Egalité promeut deux moyens. Le premier consiste à assurer une « formation effective et efficace  à l’égalité femmes-hommes et à l’approche de genre pour tous les acteurs et actrices intervenant dans la procédure » (page 8 de sa contribution) : agents des préfectures, des Centres d’Accueil des Demandeurs.ses d’Asile (CADA) et des plates-formes régionales d’accueil, officiers de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) et de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), magistrats et greffiers de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA). Le second tend à intégrer matériellement ces développements dans le système de traitement : insertion des informations concernant la prise en compte des violences et persécutions liées au genre dans les plaquettes des motifs de l’asile (page 9 de sa contribution), possibilité de renseigner des éléments supplémentaires dans le système de traitement (page 11 de sa contribution), disponibilité de données spécifiques et actualisées sur les persécutions liées au genre dans les pays d’origine (page 10 de sa contribution), produire, faire produire et publier des données statistiques sexuées (page 7 de sa contribution). Ces recommandations visent trois objectifs essentiels.


     Il s’agit en premier lieu d’assurer la visibilité de la dimension genrée des demandes de protection internationale, et plus particulièrement d’éviter les points d’aveuglement susceptibles d’intervenir dans l’élaboration et l’examen des dossiers. Une étude de l’association France Terre d’Asile a par exemple révélé un tel phénomène d’invisibilisation des violences sexuelles et reproductionnelles dans certains dossiers (FTDA, « Le droit d’asile au féminin : Cadre législatif et pratiques », Les Cahiers du social, n°32, décembre 2011, pages 36 et 39). L’idée consiste ici contrer cette tendance en favorisant :


–        Le respect de l’égalité dans la communication de l’information aux hommes et aux femmes (page 9 de sa contribution)


–        Une vigilance accrue pour les aspects de genre dans le recueil des récits écrits (page 10 de sa contribution) et leur examen (page 12 de sa contribution)


–        Un relevé exhaustif des propos relatifs aux aspects de genre dans les entretiens (page 12 de sa contribution)


–        Une connaissance approfondie des évolutions jurisprudentielles en matière de genre par les différents acteurs participant au processus (page 11 de sa contribution).


     Le second objectif consiste à lutter contre les stéréotypes de genre à l’œuvre dans le cadre de la prise de décision. En effet, nombre de décisions et arrêts font fi des développements jurisprudentiels susmentionnés, et évincent les demandes de protection internationale comportant une dimension genrée sur le fondement de :


La distinction sphère privée/ sphère publique


     Sont ainsi régulièrement évincées du statut de réfugié des femmes soumises à la traite des êtres humains (CNDA, 7 mai 2012, Mlle O., 12004591; CNDA, 7 mai 2012, Mlle O., 11014355) et aux mariages forcés (CE, 3 juillet 2009, Mme A., 294266; confirmée par CE, 7 décembre 2011, Mlle P, 348228). Dans ces hypothèses, les juges ne retiennent que des « motifs crapuleux et financiers » pour les premières, et qu’ « un conflit familial à caractère individuel »  pour les secondes, sans examiner l’existence des groupes sociaux pertinents. La protection subsidiaire est aussi parfois déniée sur ce fondement. Tel fut par exemple le cas d’une femme ayant subie des viols répétés, suivis de deux grossesses et avortement forcés au cours d’un enlèvement. La CNDA motiva l’ordonnance en ces termes : « à les supposer établies et si graves soient-ils, ces circonstances relèvent du droit commun, et ne relèvent, par conséquent, ni du champ d’application […] de la Convention de Genève […] ni du champ d’application des dispositions de l’article L.712-1 [du CESEDA] » (CNDA, ordonnance, 31 janvier 2012, Mlle P., 11024818).


Le caractère non victimaire du.de la demandeur.se


     A titre d’exemple, la CNDA reconnut la protection subsidiaire mais pas le statut de réfugié à une femme soumise à la prostitution forcée par son conjoint au motif que « le choix répété de Mme S. de compagnons nuisibles pour elle-même puis pour son enfant a empêché de la considérer comme une simple victime ; qu’ainsi elle n’a pu être considérée comme faisant partie d’un certain groupe social des femmes albanaises victimes de violences sexuelles et de la traite d’êtres humains » (CNDA, 30 mai 2012, Mme S., 10025377).


     Enfin, il s’agit de renforcer l’individualisation du traitement des demandes. En effet, les rapports d’activité de l’OFPRA attestent d’une tendance à traiter plus fréquemment celles réalisées par les femmes sous l’angle de l’unité familiale. Ainsi, en 2012, les femmes représentaient 46% des admissions à une protection internationale mais 66% de celles réalisées sur le fondement de l’unité familiale. Les années 2010 et 2011 présentent des chiffres similaires, avec respectivement, des femmes constituant 45% et 46% des admissions mais 65% et 64% de celles réalisées sur le fondement de l’unité familiale. Le Haut Conseil suggère donc de renforcer la formation des acteurs en la matière afin de « veiller au respect du principe d’égalité entre les hommes et les femmes dans la communication de l’information, sans préjuger de la division des rôles sexués dans les cultures d’origine, ni de l’existence de motifs uniques à la demande d’asile, communs aux membres d’une même famille » (page 9 de sa contribution). D’autre part, le HCE s’inquiète que les classements en procédure prioritaire au motif du trouble à l’ordre public soient effectués « de manière arbitraire » aux dépens d’autres membres de la famille (page 10 de sa contribution). Pour rappel, les procédures dites « allégées » ou « prioritaires » sont mises en œuvre dans trois hypothèses distinctes : lorsque le demandeur est originaire d’un pays sûr, lorsqu’il représente une menace grave à l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat français, ou encore lorsque la demande apparaît abusive, frauduleuse ou a pour seul but de faire échec à une mesure d’éloignement. Un classement en procédure prioritaire a d’importantes conséquences car il conditionne l’étendue d’un certain nombre de garanties procédurales et d’accueil du.de la demandeur.se (délai de traitement, caractère suspensif du recours devant la CNDA, opportunités de logement et d’allocation).


B – Genrer le droit : moduler le contenu des garanties procédurales selon le genre du.de la demandeur.se


     La seconde technique à l’œuvre pour assurer un traitement équitable des demandes à une protection internationale consiste à ériger le genre en donnée juridique pertinente, c’est-à-dire en une variable à laquelle le droit attache des conséquences juridiques. Ici, le Haut Conseil à l’Egalité entend moduler le contenu des garanties procédurales selon le genre du.de la demandeur.se.


     Il souhaite en premier lieu supprimer l’opportunité de classement en procédure prioritaire sur le critère des pays sûrs dans l’hypothèse d’une demande de protection manifestement liée au genre (à défaut de la suppression de ce critère). Ici, le genre du.de la demandeur.se, lorsque participant aux violences craintes dans le pays sûr, empêcherait directement le classement en « procédure allégée ».


     Cette recommandation découle de la difficulté d’établir une liste de pays sûrs sensible aux problématiques de genre. Si le droit français définit un pays sûr comme un Etat « veillant au respect des principes de liberté, de la démocratie et de l’état de droit, ainsi que des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (article L.741-4-2° du CESEDA), le droit de l’Union européenne retient une définition moins large. Aux termes de l’annexe 1 de la directive 2013/32/UE, il s’agit d’un Etat dans lequel « il peut être démontré que, d’une manière générale et uniformément, il n’y est jamais recouru à la persécution telle que définie à l’article 9 de la directive 2011/95/UE, ni à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et qu’il n’y a pas de menace en raison d’une violence aveugle dans des situations de conflit armé international ou interne ».


     Historiquement, l’établissement de cette liste a fait l’objet de nombreux débats, oscillant entre douze et vingt Etats depuis sa création en 2005. La liste initiale proposée par le Conseil d’administration de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) fut révisée à maintes reprises (en 2006, 2009deux fois en 2011, en 2012 et à deux reprises en 2013), dans le cadre desquelles le Conseil d’Etat dût intervenir plusieurs fois. Tel fut le cas en 2008 (décision n°295443 du 13 février 2008 procédant au retrait de l’Albanie et du Niger), 2010 (décision n°336034 du 23 juillet 2010 pour l’Arménie, la Turquie, Madagascar et le Mali pour les femmes), 2012 (décision n°349174 du 26 mars 2012 concernant l’Albanie et le Kosovo) et 2013 (décision n°356490 du 4 mars 2013 pour le Bangladesh). A ce jour, la liste des pays sûrs comprend dix-huit  Etats répertoriés comme suit : l’Arménie, le Bénin, la Bosnie-Herzégovine, le Cap-Vert, le Ghana, l’Inde, la Macédoine (ARYM), Maurice, la Moldavie, la Mongolie, le Monténégro, le Sénégal, la Serbie, la Tanzanie et l’Ukraine, auxquels l’OFPRA vient de ré-ajouter – malgré leur annulation récente – la République d’Albanie, la République du Kosovo et la Géorgie (décision du 16 décembre 2013)


     Deux paramètres rendent en réalité difficile l’applicabilité du classement en procédure prioritaire sur ce fondement dans l’hypothèse de demandes de protection internationale fondées sur la crainte de violences genrées. L’équité des garanties procédurales serait ainsi rompue du fait de :


L’inadaptation des critères légalistes retenus pour dresser la liste


     Le droit de l’UE précise en effet que le classement d’un pays comme sûr résulte de l’analyse de « la situation sur le plan juridique, de l’application de la législation et de la situation politique générale dans le pays tiers concerné » (article 30-4 de la directive 2005/85/CE). Ce critère fut précisé en 2013 : il s’agit d’étudier les dispositions législatives et règlementaires de l’Etat concerné, leur application et l’existence d’un système de sanctions efficaces contre leurs violations des droits et libertés définis dans les principaux instruments internationaux et le principe de non-refoulement (annexe 1 de la directive 2013/32/UE). Dans ce cadre, l’administration française procède à une stricte application de ces critères légalistes, délaissant ainsi la pertinence des violences perpétrées par des agents privés et leurs disparités territoriales. A cet égard, le HCE soulève que « l’existence d’une liste de pays dits « sûrs » […] pose tout particulièrement problème du point de vue de la reconnaissance du caractère non étatique de la majorité des violences et persécutions liées au genre [et] des différenciations sensibles entre régions et territoires d’un même Etat, en fonction de lignes de fracture culturelles, religieuses, politiques ou ethniques » (page 10 de sa contribution). Cette lecture fut d’ailleurs sanctionnée par le Conseil d’Etat en 2010 lorsqu’il prononça le retrait du Mali de la liste des pays sûrs pour les femmes, eu égard à la persistance, toujours fréquente, de la pratique des mutilations génitales féminines (reconnues comme des mauvais traitements dans Cour EDH, 17 mai 2011, Izevbekhai et autres c. Irlande, 43408/08, §73) dans certaines ethnies en dépit des efforts du gouvernement (état de fait reconnu antérieurement par les juridictions : CRR, 16 juin 2005, Mlle S., 492440 – page 40). : « Considérant en troisième lieu que compte tenu de la fréquence des pratiques d’excision dont sont victimes les ressortissantes maliennes, l’OFPRA ne pouvait, sans commettre d’erreur d’appréciation, tenir cet Etat pour un pays d’origine sûr dans l’examen des demandes présentées par ou au nom des ressortissantes de cet Etat ; qu’en revanche, il a pu légalement maintenir son inscription pour l’examen des demandes d’asile présentées par ou au nom des ressortissants de sexe masculin de cet Etat » (CE, 23 juillet 2010, Amnesty international section française et a., n°336034. Décision révisée par CE 7 avril 2011, AISF et a., n°343595). Si cette décision révèle une reconnaissance officielle de l’inadaptation des critères légalistes auxquels recourent les autorités administratives, la solution du Conseil d’Etat n’en apparaît pas davantage satisfaisante. Cette application genrée de l’inscription d’un Etat sur la liste des pays sûrs créait en effet une rupture du traitement équitable entre les demandes de protection internationale formulées par les pères et les mères s’opposant à l’excision de leur fille (Lire : Serge Slama, « Conclusions favorables à l’annulation de 4 POS et application sexuée pour le Mali », in CPDH, 4 juillet 2010), et une violation du droit de l’Union Européenne (à ce propos, lire le recours en révision déposé par Amnesty International Section Française et le Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés le 29 septembre 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat). Aujourd’hui, le Mali ne figure plus sur la liste des pays sûrs mais l’inscription d’autres Etats peut toujours être contestée sur le fondement de l’inadaptation de tels critères. Il s’agit par exemple du Bénin et du Sénégal dans lesquels la pratique de l’excision est toujours abondamment employée dans certaines ethnies (Bénin : CRR, 2 novembre 2007, Mlle D., 535997 – page 75 – ; Sénégal : CRR, 22 février 2005, Mme D. épouse N., 456133), ou encore des mauvais traitements infligés par la population sur les homosexuels.lles en Albanie et au Kosovo (Albanie : CNDA, 10 décembre 2009, M.M., 08018574 –page 4; Kosovo : CNDA, 6 avril 2009, M. K., 616907).


L’aveuglement des autorités administratives aux problématiques de genre dans l’étude de ces critères légalistes


     Les problématiques de genre sont en effet évincées de l’étude de ces critères légalistes. A titre d’exemple, nous pouvons noter que cinq Etats aujourd’hui considérés comme des pays d’origine sûr pénalisent l’homosexualité : le Ghana (article 104 du code pénal : minimum 10 ans d’emprisonnement), Maurice (article 250 du code pénal : homosexualité masculine punie d’une peine pouvant aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement), le Sénégal (article 319 §3 du code pénal : amende et peine de 1 à 5 ans d’emprisonnement), la Tanzanie (article 154 du code pénal : minimum 10 ans d’emprisonnement) et l’Inde (article 377 du code pénal : amende et peine privative de liberté pouvant aller jusqu’à 10 ans ; en passe d’être supprimé). Or, la CJUE a récemment affirmé que « [si] la seule pénalisation des actes homosexuels ne constitue pas, en tant que telle, un acte de persécution. En revanche, une peine d’emprisonnement qui sanctionne des actes homosexuels et qui est effectivement appliquée dans le pays d’origine ayant adopté une telle législation doit être considérée comme étant une sanction disproportionnée ou discriminatoire et constitue donc un acte de persécution » (CJUE, Quatrième Chambre, 7 novembre 2013, X., Y., & Z. contre Minister voor Immigratie en Asiel, affaires jointes C-199/12, C-200/12, C-201/12., § 61 ; Voir Marie-Laure Basilien-Gainche & Caroline Lantero, « Statut de réfugié et appartenance à un groupe social : Une victoire à la Pyrrhus pour les personnes homosexuelles », [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 13 novembre 2013. ; un requérant était d’ailleurs d’origine sénégalaise).


     En second lieu, le HCE entend ériger le genre en donnée juridique pertinente permettant de renforcer le contenu des garanties procédurales dont bénéficient les demandeurs-ses- à une protection internationale. Cependant, il s’agit d’une prise en compte indirecte, réalisée au travers du concept de vulnérabilité. Ici, le genre du.de la demandeur.se, lorsque générant une situation de vulnérabilité, serait pris en compte par une adaptation des conditions de l’entretien à l’OFPRA (pages 11 et 12 de sa contribution : il permettrait de déterminer le sexe des personnes conduisant l’entretien ou de toute autre personne tierce, de se faire assister d’une association œuvrant dans la défense des problématiques de genre).


*


2°/ – Le faible impact des propositions du HCE sur le rapport sur l’asile au risque de la contrariété au droit de l’UE


     Ces diverses recommandations formulées par le Haut Conseil à l’Egalité n’ont été que très partiellement reprises dans le rapport final de la concertation remis au ministre de l’Intérieur (A), laissant planer un doute sur la conformité de la future réforme au droit de l’Union Européenne (B).


A – Une proposition de réforme hermétique au paradigme de l’égalité réelle


     La quasi-totalité des recommandations du HCE sont évincées du rapport final, à l’exception de la mise en place de garanties procédurales renforcées pour les personnes vulnérables. La pertinence du genre ressurgit ici, mais de manière parcellaire et indirecte. En effet, le rapport final distingue trois types de vulnérabilité : sociale, psychologique et médicale (page 49). Dans ce cadre, les femmes enceintes et les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs sont identifiés comme vulnérables socialement, tandis que les victimes de violences sexuelles sont assignées à un vulnérabilisme psychologique.


     L’idée défendue dans le rapport consiste à adapter les procédures et conditions d’accueil des personnes identifiées comme vulnérables : « Certains demandeurs d’asile, marqués par des traumatismes […], ou du fait de leur âge, de leur situation personnelle ou familiale, doivent faire l’objet de la part des pouvoirs publics mais aussi du secteur sanitaire et social d’une attention particulière » (page 48 du rapport final).  La proposition de réforme prescrit alors:


–        Le développement d’un outil standardisé d’évaluation de la vulnérabilité sociale et psychologique applicable sur l’ensemble du territoire (page 49)


–        Une détection précoce de ces dernières, dont le degré déterminerait les conditions d’accueil et une éventuelle visite médicale (page 67)


–        Une mise en place de garanties procédurales particulières devant l’OFPRA dans l’hypothèse d’une vulnérabilité psychologique dont l’OFPRA évaluerait les besoins afférents : priorisation de l’examen de ces demandes, aménagements de procédure, formation efficace des officiers à ces problématiques, création de référents thématiques chargés de diffuser des bonnes pratiques, entretien et interprétariat réalisés avec une personne de même sexe que le.la demandeur.se si la nature de la demande le justifie (pages 51 et 52).


     Aux termes de cette proposition de réforme, seul un état de vulnérabilité avéré permet de rompre l’égalité de traitement des demandes à une protection internationale. Ce rapport s’inscrit ici dans un paradigme totalement distinct de celui du Haut Conseil à l’Egalité. Il vise ici une égalité formelle des demandeurs.ses : « L’un des enjeux de la réforme doit être d’aboutir à un schéma pragmatique, cohérent et harmonisé sur le territoire garantissant une égalité de traitement des demandeurs d’asile » (page 36 du rapport). Le principe d’une égalité de traitement exige que tous.tes demandeur.se bénéficient de droits identiques au cours de l’examen de leur demande de protection internationale. Un traitement différencié ne peut alors être fondé que sur « l’exigence de renforcer les garanties des personnes les plus fragiles » (page 33), en d’autres termes les personnes qualifiées de vulnérables. Si le genre est susceptible de trouver un point d’entrée par ce biais, le HCE dénonce l’insuffisance de ce procédé : « les propositions détaillées formulées concernant les dispositifs et les procédures [dans le rapport final] ne prennent pour l’essentiel pas en compte leur impact du point de vue du sexe des demandeurs et de la dimension du genre dans les dossiers de demande de protection » (Communiqué de presse du Haut Conseil à l’Egalité entre les hommes et les femmes du 29 novembre 2013). En d’autres termes, il dénonce ici la frilosité des acteurs.trices à embrasser un véritable paradigme de genre, visant l’égalité réelle, et non formelle, des demandeurs.ses à une protection internationale.


B – Une réforme potentiellement contraire au droit de l’Union européenne


     La question reste donc ouverte quant à la perspective qu’adoptera le gouvernement lors de la rédaction de son projet de loi : la réforme tendra-t-elle à assurer une égalité de traitement, ou bien un traitement équitable, des demandes à une protection internationale ? Un doute plane toujours sur cette question, dans la mesure où deux paramètres pourraient venir interférer dans la dynamique actuelle. D’une part, il s’agit de la sensibilité du gouvernement en place aux problématiques de genre. D’autre part, nos obligations communautaires pourraient jouer un rôle déterminant.


     En effet, le Haut Conseil à l’Egalité n’a réalisé qu’une stricte transposition des dispositions communautaires dans ses propositions de réforme. Ainsi, la directive 2013/32/UE inscrit clairement les procédures d’examen des demandes d’une protection internationale dans un paradigme d’égalité réelle : « Afin d’assurer une égalité réelle entre les demandeurs femmes et hommes, il convient que les procédures d’examen tiennent compte des spécificités de genre » (paragraphe 32). Dans ce cadre, le droit communautaire promeut des procédures favorisant un traitement équitable des demandes, au travers d’une prise en compte du genre dans la pratique et les textes (voir figure 1 ci-dessous). La grande majorité de ces dispositions sont reprises par le HCE.


     Il est vrai que les instances de l’Union européenne ont adopté une approche différenciée concernant les procédures d’une part, et les conditions d’accueil d’autre part, ce qui a peut-être jeté un flou dans l’esprit de Madame Létard et Monsieur Touraine. Si ces premières doivent promouvoir un traitement équitable des demandes, les conditions d’accueil sont, elles, régies par le principe d’une égalité de traitement. En ce sens, aux termes des dispositions communautaires, tous-tes- les demandeurs-ses- doivent être soumis.ses aux mêmes règles en matière d’accueil, à l’exception des personnes vulnérables : « seules les personnes vulnérables conformément à l’article 21 peuvent être considérées comme ayant des besoins particuliers en matière d’accueil et bénéficier en conséquence de l’aide spécifique prévue conformément à la présente directive » (article 22-3 de la directive 2013/33/UE). Ici, le genre ne permet pas en tant que tel de moduler les conditions d’accueil mais ressurgit aussi  indirectement au travers de la notion de personne vulnérable, qui inclut notamment  « les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains […], les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les victimes de mutilation génitale féminine » (article 21). Si trois dispositions de la directive attachent directement des conséquences juridiques au genre (voir figure 1), leur insertion a pour unique objet la prévention de situation de vulnérabilité. En ce sens, le paradigme à l’œuvre reste ici d’assurer une égalité formelle entre les droits des demandeurs-ses- en matière de conditions d’accueil, à l’exception de l’exigence de protection des personnes les plus fragiles.


     La proposition de réforme remise à Manuel Valls le 29 novembre dernier embrasse clairement l’esprit de cette directive, en la généralisant aux procédures d’examen des demandes de protection internationale. Cette perspective ne prend pas acte des évolutions communautaires. S’il est vrai que la précédente directive relative aux normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié (2005/85/CE) prônait effectivement une égalité de traitement en matière de procédure, on a assisté à un changement de paradigme en 2013, auquel les autorités françaises semblent avoir du mal à adhérer.


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     Si les acteurs.trices politiques français.es s’ouvrent peu à peu à la prise en compte du genre en matière de procédure et conditions d’accueil applicables aux demandeurs.ses d’une protection internationale, il ne s’agit que d’un phénomène indirect, et de ce fait parcellaire. Leur frilosité à embrasser un paradigme tendant à assurer une égalité réelle entre demandeurs.ses les conduit à rester en deçà de nos obligations communautaires. Le défi du gouvernement sera donc de revoir la copie sur ce point. La contribution du Haut Conseil à l’Egalité à la concertation nationale pourrait constituer ici un outil fort utile car opérant une fidèle transcription du droit de l’Union européenne en la matière.


Haut Conseil à l’Egalité entre les hommes et les femmes (HCE), 28 novembre 2013, Rapport sur la réforme de l’asileCommuniqué de presse du 29 novembre 2013


Figure 1 : Rhétorique du genre et de la vulnérabilité dans les directives 2013/32/UE et 2013/33/UE

Rhétorique du genre et de la vulnérabilité dans les directives 2013/32/UE et 2013/33/UE

Pour citer ce document :

Alexandra Korsakoff, « Droit d’asile : Le rapport du Haut Conseil à l’Egalité ou la tentative d’instiller une perspective de genre à la réforme à venir » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 6 janvier 2014.


* Alexandra Korsakoff est doctorante en droit public (Université de Caen Basse-Normandie, Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit –CRDFED)


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact