Statut de réfugié et appartenance à un groupe social (Directive 2004/83/CE) : Une victoire à la Pyrrhus pour les personnes homosexuelles


par Caroline Lantero & Marie-Laure Basilien-Gainche


     C’est à la faveur de questions préjudicielles pour le moins étonnantes voire inquiétantes que la Cour de Justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter le 7 novembre 2013 une nouvelle fois les dispositions de la directive 2004/83/CE dite « Qualification ». L’intérêt de l’arrêt rendu par la quatrième chambre tient au fait qu’il porte sur la possibilité pour les personnes homosexuelles d’être considérées comme appartenant à un « certain groupe social », et partant de prétendre au bénéfice du statut de réfugié. Certes la CJUE reconnaît formellement que les personnes homosexuelles peuvent constituer un groupe social. Mais une analyse de la décision commande de nuancer l’enthousiasme exprimé çà et là. Parce qu’il expose une conception restrictive de la notion d’« appartenance à certain groupe social » comme motif de la crainte de faire l’objet de persécution, et parce qu’il développe une appréhension limitative de la notion de « persécution » liée à la pénalisation, le juge de Luxembourg offre une interprétation pour le moins décevante de l’article 2 sous c) de la directive 2004/83/CE qui ne mérite guère de louanges.


     Dans un arrêt du 7 novembre 2013, la quatrième chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la possibilité pour les personnes homosexuelles d’être considérées comme appartenant à un « certain groupe social » au sens de la directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (directive dite « Qualification »), et par conséquent de se voir reconnaître la qualité de réfugié du fait de la persécution dont elles peuvent faire l’objet à raison de leur orientation sexuelle.


     Régulièrement intervenue sur l’interprétation de cette directive (CJCE, GC, 17 février 2009, Elgafaji / Staatssecretaris van Justitie, aff. C-465/07 ; CJUE, GC, 2 mars 2010, Aydin Salahadin Abdulla e.a. contre Allemagne, aff. Jointes C-175/08, C-176/08, C-178/08 et C-179/08 – ADL du 28 novembre 2010; CJUE, GC, 17 juin 2010, Nawras Bolbol contre Bevándorlási és Állampolgársági Hivatal, aff. C-31/09 ; CJUE, GC, 9 novembre 2010, Allemagne / B. et Allemagne / D., aff. jointes C-57/09 et C-101/09 ; CJUE, GC, 5 septembre 2012, Allemagne / Y. et Z., aff. Jointes C‑71/11 et C‑99/11 ADL du 11 septembre 2012 ; CJUE, 22 novembre 2012, M.M. / Minister for Justice, Equality and Law Reform, Ireland et Attorney General, aff. C-277/11 – ADL du 24 novembre 2012 ; CJUE, GC, 19 décembre 2012, Abed El Karem El Kott e.a., aff. C‑364/11), la Cour se prononce pour la première fois sur la définition de « l’appartenance à un certain groupe social » comme motif de persécution susceptible d’aboutir à la reconnaissance du statut de réfugié, et énonce formellement que les personnes homosexuelles peuvent constituer un groupe social.


     Une telle décision n’a pas manqué d’être positivement saluée par l’Organisation for refuge, Asylum and Migration ORAM (alerte presse du 7 novembre 2013), et par le European Parliament’s Intergroup on LGBT Rights (communiqué de presse du 7 novembre 2013). Pourtant, une analyse de la décision rendue par le juge de Luxembourg le 7 novembre dernier commande de nuancer l’enthousiasme.


      Certes la Cour était tenue par les questions posées par le Ran Van Stad néerlandais, dont certaines pour le moins curieuses ne sont pas sans inquiéter : la juridiction de renvoi s’interrogeait en effet sur la possibilité d’attendre voire d’exiger des étrangers concernés qu’ils taisent leur homosexualité pour se soustraire aux éventuelles persécutions dont ils pourraient faire l’objet à raison de leur orientation sexuelle ! La situation a de quoi surprendre, alors que les autorités néerlandaises sont les premières à avoir reconnu en 1981 que les personnes homosexuelles composaient un « certain groupe social » au sens de la Convention de Genève (Afdeling rechtspraak van de Raad van State, 13 August 1981, Rechtspraak Vreemdelingenrecht 1981, 5, Gids Vreemdelingenrecht (oud) D12-51). On a connu la Cour souvent constructive et dynamique et ne se laissant pas contraindre par les questions posées. Pourtant, dans l’affaire en cause, le juge de l’Union se révèle, à force de pédagogie, tellement bridé et timoré que le pas en avant communément célébré semble pour le moins modeste. Plus encore, il ne saurait masquer les pas en arrière subrepticement esquissés qui viennent dessiner les contours malheureusement très et trop circonscrits de la protection internationale au bénéfice des personnes homosexuelles.


     L’arrêt rendu par la CJUE le 7 novembre n’aura aucunement pour conséquence d’ouvrir les portes de l’Union à toutes les personnes qui viennent y demander l’asile à raison de leur orientation sexuelle : tel serait le cas chaque année de quelque 10 000 demandeurs d’asile (Sabine Jansen & Thomas Spijkerboer, Fleeing Homophobia: Asylum Claims Related to Sexual Orientation and Gender Identity in Europe, Amsterdam, 2011, p. 16). Il n’aura pas davantage pour effet d’emporter la protection de tous les demandeurs d’asile homosexuels, qui sont ressortissants de l’un des 76 pays tiers où l’homosexualité est pénalisée (Lucas Paoli Itaborahy & Jungshu Zhu, State Sponsored Homophobia. A World Survey of Laws : Criminalization, Protection and Recognition of Same-Sex Love, ILGA, 13 May 2013, 111p.). Parce qu’il expose une conception restrictive de la notion d’« appartenance à certain groupe social » comme motif de persécution, et parce qu’il développe corrélativement une appréhension limitative de la notion même de « persécution », le juge de Luxembourg offre une interprétation pour le moins restrictive de la définition du réfugié inscrite à l’article 2 sous c) de la directive 2004/83/CE et ne mérite donc pas les éloges pour l’heure exprimées.


     La pénalisation de l’homosexualité apparaît tout au long de l’arrêt X., Y. & Z. non seulement comme un élément de constatation de l’appartenance à un certain groupe social (), mais encore comme un prérequis nécessaire quoique insuffisant à la reconnaissance de la persécution (). La protection des personnes homosexuelles n’en ressort donc nullement consolidée.


1°/- La pénalisation de l’homosexualité, élément de constatation de l’appartenance à un certain groupe social


     Dans sa décision, la CJUE s’attarde tout d’abord sur la notion d’« appartenance à certain groupe social », le Raad Van State néerlandais lui posant la question de savoir « si l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive doit être interprété en ce sens que, pour l’évaluation des motifs de persécutions qui sont invoqués au soutien d’une demande visant à obtenir le statut de réfugié, les personnes homosexuelles peuvent être considérées comme formant un certain groupe social » (point 41).


     Aux termes de la Convention de Genève de 1951 comme aux termes de la directive Qualification, « l’appartenance à un certain groupe social » est un motif de persécution, au même titre que la race, la religion, la nationalité, ou les opinions politiques. Ce motif de persécution a été ajouté au dernier moment par la conférence des plénipotentiaires de la Convention de Genève de 1951, et a régulièrement suscité des interrogations sur son contenu et ses contours.


     Sur ce point, les juridictions de Common Law ont recherché de manière plus exigeante et transparente que les juridictions de tradition romano-germanique une approche analytique de la définition à donner de « l’appartenance à certain groupe social ». Ainsi en est-il de la Cour suprême du Canada qui est classiquement saluée pour avoir systématisé la définition du groupe social, dans son arrêt Ward (Canada c. Patrick Francis Ward, 30 juin 1993, 2 R.C.S. 689) dans lequel elle a en effet proposé d’identifier comme groupes sociaux « les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable », ainsi que « les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association ».


     Le Haut-commissariat pour les Réfugiés UN-HCR a identifié dans la pratique des juridictions de Common Law deux approches de la définition du groupe social : celle dite des « caractéristiques protégées » qui se fonde sur l’immuabilité, et celle dite de « la perception sociale » qui identifie et place le groupe en marge de la société. Il a avancé en 2002 une synthèse proposant une définition unifiée de ce qu’est « un certain groupe social » : « un groupe de personnes qui partagent une caractéristique commune autre que le risque d’être persécutées, ou qui sont perçues comme un groupe par la société ». Et d’ajouter : « Cette caractéristique sera souvent innée, immuable, ou par ailleurs fondamentale pour l’identité, la conscience ou l’exercice des droits humains » (Principes directeurs sur la protection internationale: L’appartenance à un certain groupe social » dans le cadre de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou son Protocole de 1967 relatifs au Statut des réfugiés, HCR/GIP/02/02 Rev. 1, texte de 2002 révisé en 2008 pour tenir des changements de termes employés à l’ONU).


    Quand bien même la directive 2004/83/CE a pour objet d’assurer la mise en œuvre de la Convention de Genève de 1951, elle reprend les éléments issus de la doctrine et de la pratique, en s’émancipant cependant de la conception élaborée par le UN-HCR. En effet, à l’approche alternative des critères des « caractéristiques protégées » et de la « perception sociale » aux termes des principes directeurs du HCR, la directive préfère malheureusement une approche cumulative à l’article 10, paragraphe 1, sous d : « un groupe est considéré comme un certain groupe social lorsque, en particulier: – ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, etce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante ».


     Dans son arrêt du 7 novembre 2013, la CJUE confirme une telle approche en affirmant que « deux conditions cumulatives » doivent être remplies pour qu’un groupe soit considéré comme « un certain groupe social » au sens de l’article 2 sous c) de la directive 2004/83/CE lu en lien avec l’article 10 paragraphe 1, sous d) de ce même texte (point 45). Et la Cour de remarquer que la première condition est satisfaite puisque « l’orientation sexuelle d’une personne constitue une caractéristique à ce point essentielle pour son identité qu’il ne devrait pas être exigé qu’elle y renonce » (point 46), et que la seconde condition l’est également puisque « l’existence d’une législation pénale telle que celles en cause dans chacune des affaires au principal, qui vise spécifiquement les personnes homosexuelles, permet de constater que ces personnes constituent un groupe à part qui est perçu par la société environnante comme étant différent » (point 48).


     Le juge de l’Union en arrive à la conclusion qui a valu à l’arrêt d’être salué : « l’existence d’une législation pénale telle que celles en cause dans chacune des affaires au principal, qui vise spécifiquement les personnes homosexuelles, permet de constater que ces personnes doivent être considérées comme formant un certain groupe social » (point 49).


     Certes, l’affirmation est d’importance. Cela apparaît plus encore à la lecture des réponses données aux questions pour le moins déconcertantes posées par le Raad Van State néerlandais. La deuxième question préjudicielle adressée à la CJUE se composait de trois sous-questions : « a) Peut-on s’attendre à ce que des étrangers ayant une orientation homosexuelle dissimulent leur orientation à tous dans leurs pays d’origine [respectifs] afin d’éviter d’être persécutés? » ; « b) S’il convient de répondre par la négative à la question précédente, peut-on s’attendre – et, dans ce cas, dans quelle mesure – à une réserve de la part des étrangers ayant une orientation homosexuelle dans l’expression de cette orientation dans le pays d’origine afin d’éviter d’être persécutés? À cet égard, peut-on s’attendre à une réserve plus importante de la part des homosexuels que de la part des hétérosexuels ? » ; « c) Si, à cet égard, une distinction peut être opérée entre les expressions qui concernent le noyau dur de l’orientation et les autres, qu’entend-on par noyau dur de l’orientation et de quelle manière peut-il être établi ? » (point 36).


     Ces sous-questions, qu’il nous a semblé indispensable de citer, révèlent de graves confusions et incompréhensions propres à vider la protection internationale de sa substance et de son essence. Quand bien même l’Avocat Général Sharpston a affirmé ne pas voir le lien entre de telles questions et les problèmes soulevés (conclusions présentées le 11 juillet 2013, point 55), la Cour y répond en faisant œuvre d’une pédagogie probablement trop zélée. Elle rappelle d’abord que l’orientation sexuelle n’est pas un acte délictueux au sein de la législation nationale des Etats membres et ne saurait conduire à exclure un individu du champ de la protection internationale. Elle précise ensuite que la directive ne prévoit aucunement que l’orientation sexuelle doive se manifester dans la seule sphère privée. Elle indique enfin que « le fait d’exiger des membres d’un groupe social partageant la même orientation sexuelle qu’ils dissimulent cette orientation est contraire à la reconnaissance même d’une caractéristique à ce point essentielle pour l’identité qu’il ne devrait pas être exigé des intéressés qu’ils y renoncent » (point 70).


      Une fois exposée cette salutaire précision, le juge de l’Union conclut donc que « les autorités compétentes ne peuvent pas raisonnablement s’attendre à ce que, pour éviter le risque de persécution, le demandeur d’asile dissimule son homosexualité dans son pays d’origine ou fasse preuve d’une réserve dans l’expression de son orientation sexuelle » (point 76). Et il balaye la plus étrange des questions posées par la juridiction de renvoi, en martelant : « il n’est pas pertinent de distinguer entre les actes qui porteraient atteinte à un noyau dur de l’expression d’une orientation sexuelle, à supposer qu’il soit possible d’en identifier un, et ceux qui n’affecteraient pas ce prétendu noyau dur » (point 78).


     Mais, la position tenue par la Cour dans l’arrêt du 7 novembre interroge et inquiète. En effet, elle conduit à considérer « l’appartenance à certain groupe social » en s’appuyant sur « l’existence d’une législation pénale, telle que celles en cause dans chacune des affaires au principal, qui vise spécifiquement les personnes homosexuelles » (point 48). Or accorder une telle fonction à la pénalisation de l’homosexualité, comme un indice d’existence d’un groupe social, revient à bouleverser voire à affecter la logique même de la protection. En appréhendant ainsi « l’appartenance à certain groupe social » par la persécution que ses membres peuvent subir, l’arrêt de la Cour aboutit à considérer la persécution comme un critère qui intervient de ce fait à un double niveau : celui, non contesté, qui permet de déterminer la crainte légitimant la demande de protection et celui, tout à fait contestable, qui permettrait de définir un groupe social considéré. En outre, le juge de l’Union semble regarder la pénalisation de l’homosexualité comme un prérequis nécessaire à la reconnaissance de la persécution, ce qui est bien malheureux d’autant plus que ce prérequis n’est pas estimé suffisant.


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2°/- La pénalisation de l’homosexualité, prérequis nécessaire mais insuffisant à la reconnaissance de la persécution


     Si la légitimité de la crainte de persécution est au cœur du système de détermination du statut de réfugié, elle n’est absolument pas nécessaire à la détermination de l’existence ou non d’un « certain groupe social ». De la même façon que la religion ou la nationalité d’une personne (autres motifs potentiels de persécution) ne dépendent pas de la persécution pour être définies, « l’appartenance à un certain groupe social » doit également être analysée indépendamment d’elle. Or, tel n’est pas le cas. Ainsi de la jurisprudence administrative française qui place la persécution au cœur de la définition du « groupe social » et qui le revendique. Dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’Etat O. du 23 juin 1997 (CE, 23 juin 1997, O, req. n°171858, Leb., p. 261), le Commissaire du Gouvernement Jean-Denis Combrexelle précisait en effet que « le groupe social au sens de la convention de Genève ne se détache pas des persécutions dont il est l’objet ; on pourrait même dire que ce sont les persécutions qui constituent l’élément déterminant du groupe social ». Il est difficile de souscrire à une telle approche qui fait l’économie d’une analyse de la notion même de « groupe social » et qui favorise les amalgames de définitions. Ainsi encore de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 7 novembre 2013 qui valide cette économie générale et, de surcroît, s’appuie sur la pénalisation de l’homosexualité pour établir à l’intention des juges du fond une grille d’analyse et d’appréciation.


     Le lecteur attentif de la décision du juge de Luxembourg est amené à s’interroger sur la raison pour laquelle la pénalisation de l’homosexualité est établie en prérequis nécessaire pour obtenir le bénéfice de la protection internationale. Il semble que la réponse à une telle question soit à rechercher non dans l’arrêt de la Cour, mais dans les conclusions de l’Avocat Général. Après avoir souligné qu’ « une législation qui pénalise et sanctionne les actes homosexuels dans la sphère privée entre adultes consentants est à présent considérée comme contraire à la CEDH », et est  « aujourd’hui une violation des droits fondamentaux de l’individu » (point 41), Eleanor Sharpston pose une question qui à elle seule résume bien la problématique que le juge européen se doit d’affronter : « Ce qui serait considéré comme une violation d’un droit fondamental au sein de l’Union constitue-t-il nécessairement un acte de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive? » (point 42). La réponse de l’Avocat Général est claire : non.


     Pourquoi ? Parce que, nous est-il dit, « le but poursuivi par la directive n’est pas d’octroyer une protection chaque fois qu’un individu ne peut pas pleinement et effectivement exercer, dans son pays d’origine, les libertés qui lui sont garanties par la charte ou par la CEDH », « le but n’est pas d’exporter ces normes » (point 42). Pour prévenir un afflux de demandes d’asile fondées sur des craintes de persécution à raison des orientations sexuelles, la Cour, suivant donc l’Avocat Général, ne retient pas la dimension en soi discriminatoire d’une législation pénalisant l’homosexualité. L’argument d’autorité est assené à diverses reprises : « la seule pénalisation des actes homosexuels ne constitue pas, en tant que telle, un acte de persécution » (point 61) ; « la seule existence d’une législation pénalisant des actes homosexuels ne saurait être considérée comme un acte affectant le demandeur d’une manière significative qu’il atteint le niveau de gravité qui est nécessaire pour considérer que cette pénalisation constitue une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive » (point 55).


     La pénalisation de l’homosexualité est nécessaire, mais n’est pas suffisante, pour que soit reconnue la persécution. En effet, aux yeux du juge de Luxembourg, les droits fondamentaux liés spécifiquement à l’orientation sexuelle, parce que liés au droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH, art. 7 CFDUE), « ne figurent pas parmi les droits fondamentaux de l’homme auxquels aucune dérogation n’est possible » (point 54). Ainsi, « toute violation des droits fondamentaux d’un demandeur d’asile homosexuel n’atteindra donc pas nécessairement ce niveau de gravité » (point 53). Et Eleanor Sharpston d’affirmer : « La reconnaissance du statut de réfugié est plutôt restreinte aux individus qui risquent d’être exposés à une privation grave ou à une violation systémique de leurs droits les plus essentiels et dont la vie est devenue intolérable dans leur pays d’origine » (point 42). L’emploi des adjectifs « restreinte », « grave », « systémique », « essentiels », « intolérable », est on ne peut plus révélateur d’une appréhension restrictive et partant problématique de la protection internationale que promeut l’arrêt.


     Pour l’Avocat Général, « les autorités nationales doivent prendre en considération, en particulier, (i) les éléments de preuve concernant l’application de dispositions pénales dans le pays d’origine du demandeur, tels que ceux permettant de déterminer si les autorités inculpent et poursuivent effectivement les individus; (ii) le caractère effectif ou non de la mise en œuvre des sanctions pénales et dans l’affirmative, le degré de sévérité en pratique de ces dernières ainsi que (iii) les informations relatives aux pratiques et aux normes de la société en général dans le pays d’origine » (point 45). La pénalisation de l’homosexualité doit donc pour être reconnue comme une persécution donner lieu – et de manière effective – à des sanctions sévères. Et la Cour de poser une assertion pour le moins dérangeante : « la peine d’emprisonnement dont est assortie une disposition législative qui, telle que celles en cause dans les affaires au principal, pénalise des actes homosexuels est susceptible, à elle seule, de constituer un acte de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive pourvu qu’elle soit effectivement appliquée dans le pays d’origine ayant adopté une telle législation » (point 56).


     Or, en résolvant ainsi la « difficulté d’ordre conceptuel » dégagée par l’Avocat Général (point 44 des conclusions), la CJUE fait fi des réalités d’ordre matériel qui caractérisent les persécutions dont sont l’objet des ressortissants d’États tiers gays, lesbiens, transgenres, comme le souligne à juste titre et avec force arguments  l’avocat S. Chelvan dans son commentaire de l’arrêt.


     D’abord, parce que l’absence d’application effective d’une législation pénalisant l’homosexualité ne signifie pas que des persécutions n’existent pas à l’encontre des personnes du fait de leur orientation sexuelle, qui justifient qu’elles soient admises au bénéfice de la protection internationale. Les autorités nationales de certains États peuvent utiliser sans jamais l’appliquer la législation pénalisant l’homosexualité pour procéder à des chantages, des extorsions, des détentions, des tortures (exemples du Zimbabwe – Africa International Gay and Lesbian Human Rights Commission, Nowhere to Turn: Blackmail and Extortion of LGBT People in Sub-Saharan, New York, 2011, 140 p. –  ou de l’Ouzbékistan – International Research Centre on Social Minorities, Minorities in Uzbekistan. Mission Report, December 2005, 35 p.).


     Ensuite, parce que l’absence d’une législation pénalisant l’homosexualité ne signifie pas non plus  que des persécutions n’existent pas à l’encontre des personnes du fait de leur orientation sexuelle, qui justifient elles-aussi qu’elles soient admises au bénéfice de la protection internationale. Les acteurs étatiques ne sont pas les seuls à créer le climat de peur et d’impunité qui est constitutif en soi d’une persécution (United Nations High Commission for Refugees, Guidelines on International Protection No. 9: Claims to Refugee Status based on Sexual Orientation and/or Gender Identity within the context of Article 1A(2) of the 1951 Convention and/or its 1967 Protocol relating to the Status of Refugees, HCR/GIP/12/09, 23 octobre 2012, en particulier les § 27, 28, 37, 53, et 61). La pénalisation de l’orientation homosexuelle peut d’ailleurs être considérée comme un outil de légitimation évident des persécutions d’origines privées.


     La position ainsi défendue par la Cour de Luxembourg dans son arrêt X. Y. & Z. du 7 novembre 2013 est donc bien moins protectrice que celle adoptée par d’autres enceintes juridictionnelles en Europe. Pour rappel, la Cour de Strasbourg estime depuis 1981 qu’une législation pénalisant l’homosexualité génère une peur et une angoisse qu’il convient de prendre en considération (Cour EDH, 22 octobre 1981, Dudgeon contre Royaume Uni, req. n° 7525/76, Série A n°45 ), quand bien même elle ne serait pas effectivement appliquée (Cour EDH, 26 octobre 1988, Norris v Ireland, req. 8225/78, Série A n°142 ; sur les discriminations visant les homosexuels, v. Cour EDH, G.C. 19 février 2013, X. et autres c. Autriche, Req. n° 19010/07 – ADL du 26 février 2013). La Cour de cassation italienne a, quant à elle, estimé que la seule pénalisation de l’homosexualité au Sénégal emporte une situation objective de persécution (Corte Suprema di Cassazione, 20 septembre 2012, T.C.T. contro Ministry of Interior, aff. 15981/2012). Le Comité contre la torture a lui aussi formellement écarté toute subtilité relative à l’effectivité de la répression de l’homosexualité  pour rechercher si un requérant courait le risque de se trouver exposé à un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention contre la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants : « l’argument de l’État partie faisant valoir que les autorités bangladaises ne persécutent pas activement les homosexuels n’écarte pas l’éventualité que des poursuites soient engagées » (Communication no 338/2008 du 23 mai 2011 Mondal c. Suède).


     Et il ne conviendrait pas d’omettre de citer ici l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat du 27 juillet 2012 qui nous semble poser clairement les exigences d’une protection internationale des personnes à raison de leur orientation sexuelle, et qui a précisément écarté de la définition du groupe social la pénalisation des caractéristiques qu’on lui prête : « la circonstance que l’appartenance au groupe social ne fasse l’objet d’aucune disposition pénale répressive spécifique est sans incidence sur l’appréciation de la réalité des persécutions à raison de cette appartenance qui peut, en l’absence de toute disposition pénale spécifique, reposer soit sur des dispositions de droit commun abusivement appliquées au groupe social considéré, soit sur des comportements émanant des autorités, encouragés ou favorisés par ces autorités ou même simplement tolérés par elles » (CE, 27 juillet 2012, M., req n° 349824).


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     La décision rendue par la CJUE le 7 novembre n’est en aucun cas une avancée dans la conception de la protection internationale des personnes à raison de leur orientation sexuelle. Bien au contraire. En faisant, d’une part, de la pénalisation de l’homosexualité un élément de définition de ce qu’est un groupe dont les membres peuvent subir des persécutions, en faisant, d’autre part, de la pénalisation de l’homosexualité un élément d’appréciation de l’existence desdites persécutions, le juge de Luxembourg vient en réalité réduire les possibilités offertes aux ressortissants d’Etats tiers de bénéficier de l’asile, en ce qu’elle opère une ré-étatisation subreptice de l’origine des persécutions.


     En outre, les propos de l’Avocat Général ne cessent de résonner : « le but poursuivi par la directive n’est pas d’octroyer une protection chaque fois qu’un individu ne peut pas pleinement et effectivement exercer, dans son pays d’origine, les libertés qui lui sont garanties par la charte ou par la CEDH » ; « le but n’est pas d’exporter ces normes » (point 41 des conclusions). Et de penser en paraphrasant Pascal : « droits en deçà de la Méditerranée, violences au-delà ».


CJUE, Quatrième Chambre, 7 novembre 2013, X., Y., & Z. contre Minister voor Immigratie en Asiel, affaires jointes C-199/12, C-200/12, C-201/12.


Pour citer ce document :

Marie-Laure Basilien-Gainche & Caroline Lantero, « Statut de réfugié et appartenance à un groupe social : Une victoire à la Pyrrhus pour les personnes homosexuelles », [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 13 novembre 2013.


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