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27 avril 2013

Compétence universelle (Cour suprême des États-Unis) : Violation des droits de l’homme et compétence universelle, la mariée était trop belle


par Johann Morri


     L’Alien tort statute de 1789 donne compétence aux juridictions fédérales américaines pour « pour connaître de toute action en responsabilité civile engagée par un étranger, sur le seul fondement quasi-délictuel, à raison d’une violation du droit des gens ou d’un traité conclu par les Etats-Unis ». A la suite de la décision rendue en 1980 par une Cour d’appel fédérale, cette disposition a fait naître l’espoir d’une compétence sinon universelle, du moins très étendue, des juridictions américaines en matière de réparation civile des atteintes graves aux droits de l’homme sanctionnée par le droit international. Après en avoir précisé et limité la portée en 2004 dans l’affaire Sosa v. Alvarez-Machain, la Cour suprême en réduit à nouveau le champ d’application. Elle juge que cette disposition n’a pas, en principe, à s’appliquer à des violations commises sur le territoire d’un autre Etat souverain que les États-Unis et réduit à peu près à néant la portée extraterritoriale du texte.


     A l’origine de l’affaire Kiobel, une série de graves violations des droits de l’homme commises au Nigeria dans les années 1990, dans la région de l’Ogoniland, dans le delta du Niger. A cette époque, deux multinationales pétrolières, la britannique Shell et la néerlandaise Royal Dutch Petroleum Co., menaient des opérations d’exploration et d’extraction pétrolière dans la région au moyen d’une filiale commune immatriculée au Nigeria, la SPDC. L’entreprise est accusée d’avoir sollicité l’aide des autorités nigérianes pour réprimer très violemment les protestations des habitants de la région contre les effets environnementaux de ses activités, et d’avoir prêté la main à une série d’exactions (meurtres, viols, arrestations arbitraires, etc.) contre les populations locales, en mettant les moyens matériels et financiers de l’entreprise au service des troupes gouvernementales.


     Un groupe de ressortissants nigérians réfugiés aux Etats-Unis a engagé une action en responsabilité civile contre Shell, Dutch Petroleum et la SPDC devant une juridiction fédérale américaine (la « district court » du district sud de New York), sur le fondement de l’ « Alien tort statute » (28 U.S.C. § 1350) (parfois également désigné sous le notion d’Alien tort claim act, ATCA), issu de la codification du Judiciary Act de 1789, qui dispose que les juridictions fédérales seront compétentes « pour connaître de toute action en responsabilité civile engagée par un étranger, sur le seul fondement quasi-délictuel, à raison d’une violation du droit des gens ou d’un traité conclu par les Etats-Unis » (« jurisdiction of any civil action by an alien for a tort only, committed in violation of the law of nations or a treaty of the United States »). La juridiction de première instance se reconnut partiellement compétente, avant que la cour d’appel du deuxième circuit ne rejette la requête dans son ensemble, en estimant – en substance – que le « droit des gens » au sens de l’ATS ne couvrait pas la responsabilité civile des personnes morales de droit privé et ne pouvait donc être le fondement d’une action sur la base de l’Alien tort statute.


     Devant la Cour suprême, le débat s’est à l’origine focalisé sur cette question (l’application de l’ATS aux entreprises privées dotées de la personnalité morale), avant que la Cour n’ordonne la réouverture des débats sur question suivante : « Si et dans quelques circonstances l’ATS permet de reconnaître un droit à agir en réparation de violations du droit des gens intervenues sur le territoire d’un autre Etat que les Etats-Unis ». A l’issue de cette réouverture, la Cour confirme l’incompétence des juridictions américaines, à l’unanimité. L’opinion de la Cour a été rédigée par le Chief Justice Roberts pour son compte et celui des juges Scalia, Kennedy, Thomas et Alito. Le juge Kennedy, d’une part, et les juges Thomas et Alito, d’autre part, ont rédigé des opinions concurrentes. Les quatre juges formant habituellement le bloc libéral ont rédigé une opinion séparée, sous la plume du juge Breyer, dans laquelle ils se déclarent en accord avec la solution de la Cour mais diffèrent sur le raisonnement qu’il convenait d’adopter pour parvenir cette solution. Se prononçant pour la seconde fois sur la portée de cette disposition énigmatique qu’est l’ATS (1°), la Cour en limite drastiquement le champ d’application (2°).


1°/- L’ « Alien tort statute » : une énigme juridique vieille de deux siècles


     L’ATS est issu du Judiciary act de 1789, c’est-à-dire de la première grande loi sur l’organisation judiciaire fédérale adoptée par le Congrès des Etats-Unis. Bien qu’elle ait été l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’une intense attention doctrinale, les origines de cette disposition et les motifs ayant présidé à son adoption restent mal connus – ce mystère expliquant sans doute la fascination exercée. Comme le rappelle la Cour, il semble toutefois que son adoption soit notamment en lien avec différents incidents survenus peu de temps auparavant, consistant en des attaques ou des atteintes aux droits de diplomates étrangers sur le sol américain (voir, texte provisoire de l’opinion, 569 U.S. __ (2013) p. 9), et qui avaient attiré l’attention sur la nécessité de protéger les droits de ces représentants. Pour l’anecdote, un de ces incidents consistait en une algarade survenue entre deux ressortissants français en 1784. En effet, le secrétaire du corps expéditionnaire français en Amérique, consul général de France, un certain François Barbé-Marbois, se serait plaint aux autorités américaines d’avoir été pris à partie dans une rue Philadelphie par un aventurier, le chevalier de Longchamps, qui l’aurait – excusez du peu ! – traité de « polisson » et de « coquin » et l’aurait menacé « de le déshonorer » avant d’en venir aux mains. La France aurait alors émis des protestations pour que l’affaire connaisse des suites judiciaires.


      Le texte a ensuite connu un destin singulier. Très peu invoqué, même dans la période qui a suivi son adoption, il est ensuite quasiment tombé dans l’oubli (dans les 170 ans qui ont suivi son adoption, on ne trouve qu’une seule décision qui fonde la compétence fédérale sur cette disposition : voir le rappel opéré dans Sosa v. Alvarez Machain, 542 U.S. 692 (2004)), avant d’être tiré des oubliettes dans les années 1960-1970 par quelques plaignants ingénieux (voir par exemple, IIT v. Vencap, Ltd., 519 F. 2d 1001, 1015 (CA2 1975)). Mais c’est surtout de l’affaire Filártiga v. Peña-Irala, 630 F.2d 876 (2d Circ. 1980) que remonte le regain d’intérêt pour l’ATS. Le Dr Filartiga, ressortissant paraguayen, était un opposant au régime dictatorial du général Stroessner. Son fils de 17 ans fut enlevé, torturé et assassiné par la police paraguayenne. Avec le soutien d’une organisation américaine de défense des droits de l’homme, le Center for Constitutional Rights, la famille Filatirga engagea en 1979 une action devant les juridictions fédérales américaines pour faire reconnaître, sur le plan civil, la responsabilité d’un ancien responsable de la police paraguayenne, un certain Pena-Irala, dans la torture et de l’assassinat de leur fils. Ce responsable de la police ayant quitté le Paraguay pour se rendre aux Etats-Unis, les Filartiga, qui n’avaient pu obtenir justice au Paraguay, eurent recours à l’ATS pour fonder leur action. En mai 1980, le Département d’Etat déposa un amicus curiae en faveur de la compétence des juridictions américaines – on était alors sous la présidence de Jimmy Carter, qui cherchait à réorienter la politique étrangère des Etats-Unis, notamment sur la question des droits de l’homme. La Cour d’appel fédérale du 2ème circuit accueillit la demande de la famille Filartiga, en fondant notamment sa compétence sur l’ATS. Sur renvoi de l’affaire devant les premiers juges, Pena fut condamné par défaut à 10 millions de dollars de dommages et intérêts. Bien que l’affaire ne soit jamais remontée devant la Cour suprême, elle a été saluée comme une décision majeure par les défenseurs des droits de l’homme et par de la doctrine.


      L’affaire Filartiga a ouvert la voie à de nombreuses actions en responsabilité engagée aux Etats-Unis par des étrangers pour faire constater et réparer de graves violations des droits de l’homme. A tort ou à raison, elle a fait naître l’espoir – et, chez certains, la crainte – d’une compétence universelle des juridictions américaines en matière de réparation civile des atteintes graves aux droits de l’homme. Des actions ont ainsi été engagées contre divers responsables politiques étrangers ou leurs ayant droit (la famille de l’ex-dirigeant philippin Marcos, par exemple, ou l’ancien dirigeant libérien Charles Taylor) et, de plus en fréquemment au cours des dernières années, contre des entreprises multinationales accusées d’avoir prêté la main à des exactions ou à des atteintes graves aux droits de l’homme commises en territoire étranger (Rio Tinto ou Chevron, pour n’en citer que quelques unes).


      Les possibilités que laissait entrevoir la décision Filartiga, cependant, se sont révélées plus limitées que prévu. En 2004, la Cour suprême a été appelée, pour la première fois, à préciser la portée de l’ATS, dans l’affaire Sosa v. Alvarez-Machain (542 U.S. 692 (2004)). L’affaire, qui avait pour toile de fond la lutte contre les cartels de la drogue, mettait aux prises un ressortissant mexicain, Alvarez-Machain, suspecté d’avoir participé à la torture et à l’assassinat d’un agent de la Drug Enforcement Agency (la DEA, agence fédérale luttant contre le trafic de stupéfiants), et un autre ressortissant mexicain, Sosa, qu’il accusait d’avoir participé à son enlèvement et à sa « livraison » aux autorités américaines pour répondre des faits précédemment mentionnés (NB : l’enlèvement s’était déroulé en dehors de tout cadre légal). Alvarez engagea une action en responsabilité civile contre Sosa sur le fondement de l’ATS. Il soutenait que la prohibition des arrestations arbitraires et des enlèvements était une des normes de droit international reconnue par le droit des gens (« law of nations ») au sens de l’ATS. Sur un plan général, la Cour, après s’être livrée à une longue analyse de l’ATS et des matériaux historiques disponibles, jugea que la compétence des juridictions fédérales en cas de violation du « droit des gens » n’était susceptible que d’être reconnue que des pour des violations équivalentes, par leur nature et leur gravité, à celles que les auteurs de l’ATS avaient originalement à l’esprit : les attaques contre des ambassadeurs, la violation des sauf-conduits et la piraterie. Ainsi, la compétence de ces juridictions n’était susceptible de s’exercer que pour un petit nombre de violations du droit international, portant sur des règles précises, largement acceptées par les Etats (NB : on peut penser à des normes coutumières particulièrement reconnues, voire à des normes relevant du jus cogens). Il reviendrait aux juridictions du fond de déterminer quelles violations rempliraient ces conditions et seraient analogues, dans la société internationale contemporaine, aux trois hypothèses historiques précédemment rappelées. Bref, il s’agissait, pour reprendre l’expression ultérieurement utilisée par le juge, et académicien, Breyer, de déterminer qui sont « les pirates du XXIème siècle ». Dans l’affaire Sosa, la Cour estima qu’il n’existait de norme internationale non-écrite suffisamment précise et acceptée pour satisfaire à la condition d’équivalence précitée, la prohibition des enlèvements arbitraires n’atteignant pas le seuil requis.


2°/- Un revers incontestable pour la compétence universelle  mais des zones d’ombre qui persistent


      Neuf années après Sosa, la Cour jette une nouvelle pierre dans le jardin de l’ATS. A l’origine, on pensait que Kiobel serait l’occasion, pour la Cour, d’indiquer si les violations du droit des gens (« law of nations ») mentionnées dans l’ATS pouvaient être des actes commis non par des personnes physiques, mais par des personnes morales de droit privé. Mais après une première série de plaidoiries, la Cour a déplacé le débat vers la question plus large de l’application extraterritoriale de l’ATS et de la compétence des juridictions américaines pour connaître des faits commis en dehors du territoire américain et sans lien substantiel avec celui-ci. Répondant à la question qu’elle a elle-même contribué à soulever, la Cour juge dans Kiobel que la présomption contre l’application extraterritoriale des lois américaines s’applique aux actions engagées sur le fondement de l’ATS. Elle estime que rien dans la lettre du texte ou dans son histoire ne conduit à écarter cette présomption.


      En ce sens, la Cour commence par rappeler qu’elle a posé, depuis quelques années, un principe d’interprétation des lois, selon lequel l’application extraterritoriale d’un texte législatif doit résulter d’une indication expresse du texte, et qu’en l’absence d’une telle indication, la loi ne saurait avoir une portée extraterritoriale (voir Morrison v. National Australia Bank Ltd, 561 U.S. (2010) et p. 6 de l’opinion provisoire). Cette règle reflète la présomption selon laquelle la loi américaine a vocation à régir le territoire des Etats-Unis, et non le monde entier (Microsoft Corp. V. AT§T Corp., 550 U.S. 437,457 (2007), et a pour objectif d’éviter, autant que faire se peut, les conflits de souveraineté qui résulteraient d’une application extraterritoriale des lois américaines.


      Après avoir indiqué que cette présomption de non-application extraterritoriale s’applique à l’ATS, la Cour estime que ni le texte ni le contexte de l’ATS ne sont de nature à renverser cette présomption. S’agissant du texte, elle relève que le simple fait d’avoir mentionné la compétence des juridictions fédérales pour « toute action civile » (« any civil action ») ne suffit pas pour déduire que le texte s’appliquerait à des actions sans lien avec le territoire américain. Elle estime également que le contexte historique et législatif et ce qu’on peut reconstituer des travaux préparatoires ne démontre pas une volonté d’application extraterritoriale. Sur les trois atteintes historiques aux principes du « droit des gens » que le Congrès avait en tête lors de l’adoption de la loi (les atteintes aux droits des ambassadeurs, la violation des sauf-conduits, et la piraterie), deux ne sont pas nécessairement extraterritoriales. Si la piraterie ne peut, par définition, survenir qu’en haute mer, tel n’est pas le cas des atteintes aux sauf-conduits et aux attaques contre le corps diplomatique, qui peuvent survenir sur le territoire américain. Et la Cour de citer l’incident de 1784 déjà évoqué entre un représentant diplomatique français et un de ses compatriotes sur le sol américain. Par ailleurs, le fait que le texte ait entendu viser la piraterie n’affaiblit pas, selon la Cour, la présomption de non-extraterritorialité. Parce qu’elle survient généralement en haute-mer, et non sur le territoire d’un quelconque Etat, la piraterie est un cas à part. C’est une chose de présumer que le texte devait s’appliquer à des faits survenus en haute-mer, dans une zone ne relevant de la souveraineté d’aucun Etat, s’en est une autre d’estimer qu’il devrait s’appliquer là ou s’applique la souveraineté d’un autre Etat.


      La Cour en conclut qu’il n’existe aucune indication que l’ATS ait été adopté en vue de singulariser les Etats-Unis et d’en faire un exemple unique d’hospitalité juridictionnelle pour l’application du droit international (« a uniquely hospitable forum for enforcement of international norms »). Une fois ce principe énoncé, la solution ne fait en l’espèce plus de doute. Au cas particulier, tous les éléments pertinents du litige ont eu lieu en dehors du territoire américain. Et, ajoute la Cour, même lorsque le litige aura un lien avec les Etats-Unis, il faudra que celui-ci soit « suffisamment fort pour renverser la présomption de non extraterritorialité ». Le seul fait qu’une multinationale exerce des activités aux Etats-Unis ne sera pas suffisant pour renverser cette présomption.


      Le message de l’opinion majoritaire est sans ambages : les Etats-Unis ne seront pas le tribunal du monde. Si la portée de la décision rendue dans l’affaire Kiobel peut encore prêter à discussion, c’est – une fois encore – en raison de la position adoptée par le juge Kennedy, qui a apporté au raisonnement de l’opinion majoritaire le vote décisif permettant d’atteindre une majorité de cinq juges. En effet, dans une opinion concurrente aussi brève que sibylline, le juge Kennedy indique que l’opinion majoritaire a pris soin, selon lui, de « laisser ouvertes nombre de questions importantes concernant la portée et l’interprétation de l’ATS ». Rappelant que les cas de torture, une loi prévoit explicitement la compétence universelle (le Torture victim protection act (TVPA) de 1991), il indique que d’autres hypothèses de violations graves des droits de l’homme pourraient se produire, dans lesquelles on ne se trouverait ni dans le champ d’application du TVPA, ni dans celui de la solution adoptée dans Kiobel, et laisse ouverte la conclusion : « dans ces hypothèses, l’application de la présomption d’extraterritorialité pourrait nécessiter une réflexion et des explications complémentaires ».


      Le raisonnement de la « minorité » – si l’on peut dire, car techniquement, la décision a été rendue à l’unanimité, tous les membres de la Cour étant d’accord sur la solution, à défaut de l’être sur le raisonnement – estime, au contraire, que la présomption d’extraterritorialité ne doit pas s’appliquer à l’ATS, précisément parce cette loi a entendu régir à certains comportements se produisant hors du territoire américain (la piraterie). Selon le juge Breyer, écrivant pour le compte de la minorité, la compétence des juridictions américaines sur le fondement de l’ATS devrait être reconnue dans trois hypothèses : 1) lors les faits en litige sont survenus aux Etats-Unis, 2) lorsque le défendeur est de nationalité américaine ou 3) lorsque la conduite du défendeur a porté une atteinte substantielle à un intérêt important des Etats-Unis, y compris l’intérêt qui s’attache à ce que les Etats-Unis ne deviennent pas un sanctuaire pour des auteurs de faits de torture ou de graves violations des droits de l’homme. Insistant particulièrement sur ce dernier point, le juge Breyer reprend la référence, déjà opérée dans l’affaire Sosa, à la notion d’hostis humani generis (« ennemi du genre humain »). Selon lui, de même que les pirates étaient, à l’époque de l’adoption de l’ATS, l’objet d’une réprobation universelle justifiant une compétence extraterritoriale des juridictions américaines, le même souci de prévenir l’impunité justifie la reconnaissance, à l’époque contemporaine, d’une compétence universelle pour réparer les conséquences des violations les plus graves des droits de l’homme. Bref, si les Etats-Unis ne devraient pas être le tribunal du monde, il est souhaitable qu’ils ne deviennent pas non plus la maison de retraite des dictateurs.


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      Au total, la décision Kiobel illustre une tendance affirmée à la restriction de la compétence des juridictions civiles américaines pour des faits commis en dehors du territoire américain. La portée pratique de la décision, notamment sur les actions en cours, reste toutefois incertaine, car l’opinion du juge Kennedy servira, sans aucun doute, de point d’appui aux plaignants qui voudront contester l’applicabilité de Kiobel à des situations ou l’extraterritorialité est beaucoup moins flagrante. Bien qu’il s’agisse d’un débat distinct, la décision rendue dans Kiobel invite aussi à s’interroger sur le « pourquoi ? » de cette course à la compétence des juridictions américaines. Le cliché propagé par les milieux économiques voudrait que les Etats-Unis soient devenus un Eldorado de la responsabilité civile, où se précipiteraient les plaignants du monde entier soucieux de faire pression sur les entreprises et d’obtenir, davantage que des décisions de justice, des accords amiables motivés par la peur du procès, de ses coûts prohibitifs, de ses mesures intrusives (la procédure de discovery), et des aléas liées à la compétence des jurys en matière civile (une singularité américaine bien connue).


     Il est incontestable que les Etats-Unis ne sont pas le forum le plus confortable pour faire face à une action en responsabilité civile et qu’il existe un risque d’instrumentalisation inhérent à toute stratégie de « forum shopping ». Mais on peut aussi se demander quels sont les éléments positifs qui justifient l’attraction exercée par les juridictions civiles américaines en matière d’atteintes aux droits de l’homme. Les plaignants du monde entier n’hésitent pas à saisir les juridictions pénales européennes, comme celles de la Belgique (v. aussi en France : Cour EDH, Déc., 17 mars 2009, Ould Dah c. France, n° 13113/03 – ADL du 30 mars 2009). En revanche, en matière civile, le faible développement de l’action de groupe, le caractère limité ou quasi-inexistant des mesures d’instruction susceptibles d’être obtenues dans le cadre d’actions civiles (par opposition, là encore, à la discovery américaine), le montant limité des réparations prononcées sont autant de facteurs qui semblent limiter l’attractivité du forum européen. Ce « syndrome du 22 à Asnières » (le célèbre sketch de Fernand Raynaud où l’usager français des PTT finit par demander New-York pour obtenir la liaison téléphonique avec le « 22 à Asnières ») mérite sans doute l’attention, ne serait-ce que pour faire la part des idées reçues et des réalités, et pour rechercher les améliorations possibles dans nos systèmes juridiques.


 Cour suprême des États-Unis, 17 avril 2013, Kiobel v. Royal dutch petroleum, Co., 569 U.S.__ (2013) [PDF]


Pour aller plus loin (en langue anglaise) :

– L’article du Pr Diane Marie Amann sur son blog : Alien tort statute lives to die another day

– Le dossier complet du site Opinio Juris

– Le dossier complet sur le site Scotus blog


Pour citer ce document :

Johann Morri, « Violation des droits de l’homme et compétence universelle, la mariée était trop belle » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 27 avril 2013.


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact