Actualités Droits-Libertés du 21 mars 2012

par Nicolas Hervieu

I – COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME : Arrêts de Grande Chambre signalés

 

1°/- Droit au respect de la vie privée (Art. 8 CEDH): La liberté d’expression aux prises avec la lutte contre les stéréotypes visant les Roms et Tsiganes

 

La diffusion d’ouvrages perçus par certains comme insultants et discriminatoires envers les Roms et Tsiganes ne viole pas le droit au respect de la vie privée et familiale (Art. 8). De prime abord, une telle solution de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme semble seulement confirmer une issue contentieuse déjà cristallisée en 2010 par la Deuxième Section (Cour EDH, 2e Sect. 27 juillet 2010, Aksu c. Turquie, Req. nos 4149/04 et 41029/04 – ADL du 28 juillet 2010). La formation de Chambre avait en effet, elle aussi, refusé de condamner la Turquie à qui il était reproché de n’avoir pas mis fin à la vente des deux séries d’ouvrages litigieux – et, à titre alternatif, d’avoir écarté les demandes d’indemnisation et de modification desdits ouvrages (l’un, intitulé « les Tziganes de Turquie », fut rédigé dans le cadre de travaux universitaires – § 10-13 – et les autres, réalisés par une organisation non-gouvernementale, avaient pour titre « Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves » et « Dictionnaire de la langue turque » – § 28). Mais en 2012, la position strasbourgeoise a émergé d’un vote quasi-unanime des juges – seize voix contre une – là où seule une infime majorité de quatre voix contre trois avait pu être dégagée en 2010. Surtout, une lecture plus attentive révèle de notables évolutions et variations dans le raisonnement, ce dernier étant au surplus riche de multiples implications et virtualités futures.

1°/- En premier lieu, la Grande Chambre a décidé d’opter pour un angle contentieux différent de celui suivi par la Chambre. Au lieu d’envisager les prétentions du requérant sur le terrain de l’interdiction de la discrimination combiné au droit au respect de la vie privée (Art. 14 comb. Art. 8), la Cour préfère écarter l’article 14 en sa qualité de « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause » (§ 43). Certes, les juges européens prennent bien soin de rappeler que « la discrimination fondée notamment sur l’origine ethnique d’une personne constitue une forme de discrimination raciale », cette dernière étant « particulièrement odieuse » (§ 44 – Cour EDH, G.C. 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, Req. nos 27996/06 et 34836/06 – ADL du 26 décembre 2009). Au surplus, il est à nouveau souligné que « du fait de leurs vicissitudes et de leur perpétuel déracinement, les Roms constituent une minorité défavorisée et vulnérable, qui a dès lors besoin d’une protection spéciale » (§ 44 – Cour EDH, G.C. 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, Req. no 15766/03 – ADL du 16 mars 2010 ; Cour EDH, 3e Sect. 4 mars 2008, Stoica c. Roumanie, Req. n° 42722/02 – ADL du 7 mars 2008 ; v. aussi la fiche thématique « Roms et gens du voyages » ; v. devant le Comité européen des droits sociaux : CEDS, Déc. sur la recevabilité, 13 septembre 2011, Médecins du Monde – International c. France, Réclamation n° 67/2011ADL du 18 octobre 2011). Toutefois, la Cour n’estime pas nécessaire d’aborder les ouvrages litigieux sous le prisme de la discrimination. Selon les juges européens, en effet, « aucune différence de traitement, et spécialement aucune question de discrimination ethnique, n’est en jeu en l’espèce, le requérant n’ayant pas produit d’éléments aptes à valoir un commencement de preuve que les publications litigieuses eussent une intention discriminatoire ou qu’elles aient produit un effet discriminatoire » (§ 45).

Devant une telle position européenne, les réactions peuvent être assez ambivalentes. D’une part, la phrase précédente semble désactiver certaines des inquiétudes qui avaient pu se faire jour à propos d’une autre récente affaire. En novembre 2011, la Cour avait refusé d’examiner la stérilisation forcée de femmes Roms sous l’angle de l’article 14 au motif qu’il n’y aurait pas eu d’intention discriminatoire de la part des autorités étatiques (Cour EDH, Anc. 4e Sect. 8 novembre 2011, V.C. c. Slovaquie, Req. n° 18968/07 – ADL du 14 novembre 2011). Cette approche était assez curieuse car elle revenait à conditionner l’identification d’une telle discrimination à la preuve d’une sorte d’“intention raciste“ et/ou d’une « politique organisée » en ce sens. Ceci, alors même que la juridiction européenne avait affirmé par le passé que l’absence d’une “intention discriminatoire“ – et donc le caractère involontaire des conséquences discriminatoires d’une action ou d’une abstention – n’empêchait aucunement qu’une telle discrimination au sens de l’article 14 soit isolée (v. Cour EDH, 3e Sect. 9 juin 2009, Opuz c. Turquie, Req. n° 33401/02, § 191 – ADL du 12 juin 2009 : « le manquement – même involontaire – des États à leur obligation de protéger les femmes contre la violence domestique s’analyse en une violation du droit de celles-ci à une égale protection de la loi »). Mais dans son arrêt de 2012, la Grande Chambre désamorce cette difficulté puisqu’elle vise aussi – et de manière alternative à l’ « intention discriminatoire » – l’idée d’un possible « effet discriminatoire » issu même involontairement des actes nationaux. Au surplus, en évoquant la notion de « commencement de preuve » – et non de preuve proprement dite – devant être apporté par le requérant, la Cour tend également à préserver certains des assouplissements jurisprudentiels consentis sur ce terrain de la charge de la preuve, en particulier s’agissant de discrimination envers les Roms (Cour EDH, 2e Sect. Dec. 9 novembre 2010, Tibor Horváth et Géza Vadászi c. Hongrie, Req. n° 2351/06 – ADL du 30 novembre 2010). Mais d’autre part, il est évident que l’enjeu discriminatoire infusait littéralement l’ensemble du contentieux de l’espèce, comme en témoigne d’ailleurs le raisonnement mené ensuite sur le seul terrain du droit au respect de la vie privée. En définitive, il semble que le souhait de la Grande Chambre d’appréhender le contentieux au seul titre « des remarques insultantes à caractère racial » mais sans l’attraire sur le terrain de la discrimination constitue avant tout un choix essentiellement symbolique (pour une lecture critique de ce choix, lire Alexandra Timmer, « Stereotypes of Roma: Aksu v. Turkey in the Grand Chamber », in Strasbourg Observers, 20 mars 2012 ; sur la notion de « stéréotype », lire aussi Alexandra Timmer « Toward an Anti-Stereotyping Approach for the European Court of Human Rights », in Human Rights Law Review, 2011, Vol 11, n° 4, pp. 707-738).

2°/- En second lieu, l’arrêt de mars 2012 comporte d’intéressants développements à propos d’une question aussi complexe que sensible : une personne peut-elle se prévaloir de son appartenance à un groupe – notamment ethnique – pour se plaindre des injures et autres attaques ayant prétendument visé ledit groupe ? Sous l’angle conventionnel, deux points de contact avec cet enjeu était à isoler. Et, pour la Cour, deux questions contentieuses étaient corrélativement à trancher. Premièrement, il s’agissait de déterminer si le requérant – « d’origine rom » (§ 9) et ayant agi devant les autorités nationales « au nom des associations turques de Tsiganes/Roms » (§ 28) – pouvait prétendre à la qualité de « victime » au sens de l’article 34 (sur cette notion, v. Cour EDH, 2e Sect. Déc. 28 juin 2011, Association “Ligue des musulmans de Suisse“ et autres c. Suisse et Hafid Ouardiri c. Suisse, Resp. Req. no 66274/09 et Req. no 65840/09 – ADL du 15 juillet 2011). Pour conclure par l’affirmative, les juges européens estiment assez souplement que si le requérant « n’est certes pas personnellement visé [par] des remarques et expressions qui, selon lui, sont dévalorisantes pour la communauté rom », ces « remarques concernant le groupe ethnique auquel il appartient peuvent heurter sa susceptibilité » (§ 53). Au surplus, il est noté que « la qualité pour agir du requérant n’a pas été contestée au cours de la procédure interne » (§ 53). Une fois franchi cet obstacle de la recevabilité de la requête (§ 54), la question du statut conventionnel du requérant comme membre de la communauté prétendument visée par les propos litigieux ressurgissait immédiatement lors de l’examen de l’applicabilité de l’article 8 aux faits de l’espèce.

Ainsi, et deuxièmement, après avoir rappelé combien « la notion de “vie privée“ au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large » et – via « la notion d’autonomie personnelle » – « peut […] englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu » (§ 58 – v. Cour EDH, 4e Sect. 26 mai 2011, R.R. c. Pologne, Req. n° 27617/04 – ADL du 29 mai 2011), la Grande Chambre rappelle « avoir admis par le passé que l’identité ethnique d’un individu doit être considérée comme un élément important de sa vie privée » (§ 58 – v. Cour EDH, 4e Sect. 27 avril 2010, Ciubotaru c. Moldavie, Req. n° 27138/04 –  ADL du 28 avril 2010 ; Cour EDH, G.C. 4 décembre 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni, Req. nos 30562/04 et 30566/04 – ADL du 5 décembre 2008). De manière fort remarquable, cette analyse est développée aux fins d’affirmer qu’« à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe » (§ 58). En ce sens, donc, une connexion est réalisée entre l’insulte ou l’attaque visant collectivement un groupe et les droits de chaque membre de ce groupe, pris individuellement. Tel est le cas du requérant : « la présente affaire a […] pour objet une publication présentée par [ce dernier] comme portant atteinte à l’identité d’un groupe dont il est membre, et donc à sa vie privée à lui » (§ 60). En raisonnant de la sorte, la Cour ne désamorce certes pas pleinement l’un des risques soulevés par ce contentieux : la reconnaissance – implicite ou explicite – d’une forme de “class action communautaire“, au moyen de laquelle chaque membre d’une communauté pourrait alors se faire le héraut des intérêts – réels ou supposés – de celle-ci. Même si elle s’en défend toujours, la juridiction strasbourgeoise en vient donc une fois encore à nuancer le refus d’une « actio popularis » (§ 50). Puisqu’elle admet que tout membre d’un groupe peut se plaindre de l’atteinte portée à ce dernier – si toutefois cette atteinte affecte indirectement son droit à la vie privée –, la Cour consacre en substance une “actio popularis communautaire (sur l’idée d’une “actio popularis à dimension locale et à teneur environnementale“, v. ADL du 12 janvier 2012 sur Cour EDH, 2e Sect. 10 janvier 2012, Di Sarno et autres c. Italie, Req. n° 30765/08).

Toutefois, il est heureux que les juges européens se soient constamment fondés sur le fait que le requérant est – ni plus, ni moins – « un membre du groupe » concerné et qu’ils aient négligé sa qualité de « représentant » associatif de ce groupe. La différence peut sembler infime en pratique. Mais, conceptuellement, elle permet de dissocier les intérêts de la communauté de ceux de ses membres, éventuelles victimes indirectes des atteintes visant la première. De la sorte, il est possible de relativiser la perception – nécessairement subjective et individuelle – d’un membre du groupe face à ce qu’il considère comme une attaque contre ce groupe. Et ceci permet de prendre en compte les réactions des autres membres, éventuellement plus tolérants et peu désireux d’être enfermé dans une communauté à qui l’on prêterait une position uniforme.

3°/- En troisième et dernier lieu, il revenait à la Cour de trancher enfin le nœud du contentieux : en refusant d’interdire les ouvrages litigieux, les autorités turques ont-elles « respecté l’obligation [qui leur] incombant en vertu de l’article 8 de protéger la vie privée du requérant contre une ingérence alléguée d’un tiers, à savoir l’auteur du livre en cause » (§ 61) ? La présente affaire illustrait donc un nouvel exemple de la nécessaire articulation entre des droits et libertés potentiellement contradictoires : le droit au respect de la vie privée (Art. 8) et la liberté d’expression (Art. 10 – v. Cour EDH, G.C. 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, Req. n° 39954/08 et Von Hannover c. Allemagne (n° 2), Req. n° 40660/08 et 60641/08 – ADL du 10 février 2012 ; Cour EDH, 4e Sect. 10 mai 2011, Mosley c. Royaume-Uni, Req. 48009/08 ADL du 11 mai 2011). A nouveau, les juges européens fixaient comme horizon la juste mise en balance de ces impératifs conventionnels « sans perdre de vue qu’il n’existe aucun rapport de subordination entre les droits garantis par les deux dispositions » (§ 63). Dans ce contexte – et toujours soucieuse d’afficher son respect de la marge nationale d’appréciation (sur cette question, v. ADL du 16 mars 2012 sur Cour EDH, 5e Sect. 15 mars 2012, Gas et Dubois c. France, Req. n° 25951/07 et ADL du 4 mars 2012) –, la Grande Chambre a tenu à réaffirmer que sa tâche consistait seulement à évaluer la « mise en balance […] effectuée au plan interne [et par les] juridictions internes » (§ 67) sans y substituer sa propre appréciation. Or en l’espèce, la Cour juge que l’approche nationale fut satisfaisante.

S’agissant de l’ouvrage universitaire « Les Tsiganes de Turquie », il est jugé qu’« à aucun moment dans le livre [l’auteur] ne formule des observations négatives sur la population rom en général ou ne prétend que l’ensemble des Roms se livrent à des activités répréhensibles ». Il n’est donc pas prouvé que cet auteur « était […] mû par des intentions racistes » (§ 70). Significativement, la Cour tient compte de « la liberté pour l’auteur de l’ouvrage litigieux de se livrer à des travaux de recherche universitaires/scientifiques sur un groupe ethnique spécifique et de publier ses conclusions » (§ 69). Elle relève même positivement que les juridictions nationales « ont attaché du poids au fait que le livre avait été rédigé par un professeur d’université et devait donc être considéré comme un travail universitaire » (§ 71) et rappelle que « le fait de soumettre à un examen attentif une restriction à la liberté pour les universitaires de mener des recherches et de publier leurs conclusions cadre donc parfaitement avec [l]a jurisprudence » européenne (§ 71 – sur la liberté d’expression universitaire, v. Cour EDH, 2e Sect. 23 juin 2009, Sorguç c. Turquie, Req. n° 17089/03 – ADL du 23 juin 2009 ; Cour EDH, 2e Sect. 20 octobre 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, Req. n° 39128/05 – ADL du 22 octobre 2009 ; Cour EDH, 2e Sect. 8 juin 2010, Sapan c. Turquie, Req. n° 44102/04 – ADL du 8 juin 2010). Au surplus, pour conférer une plus forte protection au discours litigieux, les juges européens ne s’arrêtent pas à la seule étiquette universitaire. Ils tiennent également compte de la qualité de la « méthode de recherche utilisée par l’auteur de la publication » en notant que l’auteur « avait collecté des informations » auprès de diverses sources et « avait vécu parmi les Roms pour étudier leur mode de vie selon les principes de l’observation scientifique » (§ 72 – contra, v. l’opinion dissidente de la juge Gyulumyan, § 6 : « Le fait que le livre a été écrit par un universitaire et doit donc être considéré comme un travail universitaire ne peut ni justifier ni excuser une insulte à la dignité ethnique d’autrui »).

Pour ce qui est ensuite des dictionnaires « intitulés respectivement “Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves“ (Öğrenciler için Türkçe Sözlük) et “Dictionnaire de la langue turque“ (Türkçe Sözlük) » (§ 26), la Cour estime qu’« un dictionnaire constitue une source d’informations qui recense les mots composant une langue et précise leurs différentes acceptions, celle de base étant simplement descriptive ou littérale, d’autres pouvant être figuratives, allégoriques ou métaphoriques. En cela il reflète le langage en usage dans la société » (§ 84). Partant, même si les dictionnaires en question relatent le sens peu flatteur de certaines expressions (par exemple, en turc et « dans un sens métaphorique, le terme “tsigane“ signifie également “radin“ » – § 84), l’absence d’interdiction de leur diffusion n’emporte pas violation du droit au respect de la vie privée (§ 85).

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Au terme de l’arrêt Aksu, le résultat contentieux est univoque : la Turquie n’est pas condamnée à Strasbourg (§ 76-77 et § 88-89). Toutefois, dans une démarche qualifiable de « para-contentieuse », la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a souhaité assortir sa motivation de nombreuses précautions et précisions. Tout en rejetant les prétentions et griefs du requérant, les juges européens ont manifestement été soucieux de ne pas donner à leur solution valeur de blanc-seing pour les discours racistes ou discriminatoires, en particulier ceux visant les Roms et Tsiganes. Ainsi, la Cour a tenu à « rappeler que la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décision dans des cas particuliers ». En particulier, « le Gouvernement [turc] doit poursuivre ses efforts pour combattre les stéréotypes négatifs à l’égard des Roms » (§ 75). Par ailleurs, quelques réserves sont émises au sujet du dictionnaire « à l’usage des élèves » (« dans un dictionnaire destiné à des écoliers, une attention accrue est requise s’agissant de définir des expressions qui font partie du langage courant mais qui peuvent être ressenties comme humiliantes ou insultantes. De l’avis de la Cour, il aurait été préférable d’indiquer que de telles expressions sont “péjoratives“ ou “insultantes“, plutôt que de se borner à les qualifier de métaphoriques » – § 85).

Pour la juridiction européenne, ces nuances ne suffisent toutefois pas à entrer en voie de condamnation. Mais sous cet angle, est mise en valeur « la recommandation de politique générale no 10 de l’ECRI » (Commission européenne contre le racisme et l’intolérance) selon laquelle « les Etats doivent promouvoir l’esprit critique des élèves et leur fournir les outils nécessaires pour identifier et pour réagir aux stéréotypes et aux éléments intolérants contenus dans les matériels qu’ils utilisent » (§ 85). En notant que « le dictionnaire en cause n’était pas un manuel scolaire et n’était pas distribué dans les écoles ni recommandé par le ministère de l’Éducation comme ouvrage de référence pour les programmes scolaires » (§ 86), la Cour semble même indiquer en creux qu’elle manifeste de plus fortes exigences envers le contenu des programmes scolaires. Cette précision n’est pas en soi inopportune. De la même manière qu’il est envisageable d’offrir une plus grande protection aux élèves mineurs face à certains discours offensifs émanant de tiers au système éducatif (sur les propos homophobes, v. Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07 – ADL du 10 février 2012), ceci est encore plus crucial si les propos discriminatoires sont revêtus de l’onction officielle du programme scolaire.

Quoiqu’il en soit, il est heureux que la Grande Chambre ait préféré valoriser les politiques d’incitation à la lutte contre les stéréotypes raciaux plutôt que d’exiger la censure radicale de propos ambivalents, voie particulièrement funeste et dangereuse pour la liberté d’expression. Mais le raisonnement européen ne lève cependant pas toutes les craintes. Il y a peu, à la lecture de l’arrêt Vejdeland et autres c. Suède et dans l’attente de la solution de la présente affaire Aksu c. Turquie, nous posions la question de savoir si « après avoir posé les pieds sur la “pente glissante“ de la pénalisation admise des “discours de haine“, la Cour européenne des droits de l’homme i[rait] jusqu’à ouvrir la non moins dangereuse et funeste boite de Pandore de l’interdiction obligatoire de ces mêmes discours » (ADL du 10 février 2012 in fine). Or, si la Cour n’a pas ici condamné la Turquie, c’est avant tout parce qu’elle a finalement jugé – à l’instar de la formation de Chambre en 2010 – que les propos en question ne relevaient pas véritablement de discours discriminatoires et de haine (v. la fiche thématique « Le discours de haine »). A contrario, cependant, l’analyse strasbourgeoise n’exclut aucunement que puisse être mise en œuvre une véritable obligation conventionnelle exigeant des États qu’ils sanctionnent certains discours racistes, ou discriminatoires. D’ailleurs, si l’on se fie à la regrettable tendance jurisprudentielle esquissée depuis quelques années à Strasbourg (Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, Req. n° 15615/07 et 5e Sect. Willem c. France, Req. n° 10883/05 – ADL du 19 juillet 2009), la nature universitaire des discours ne serait alors d’aucun secours à l’auteur des propos. En effet, la protection privilégiée de la liberté d’expression universitaire semble désactivée dans le contexte des discours racistes ou discriminatoires (Cour EDH, 5e Sect. Déc. 7 juin 2011, Bruno Gollnisch c. France, Req. n° 48135/08 – ADL du 24 juillet 2011). Désormais, cette menace est d’autant plus tangible que la Cour a ostensiblement ouvert la porte à toute personne qui souhaiterait se prévaloir d’une attaque du « groupe » auquel il prétend appartenir pour demander l’interdiction de différents discours. Espérons que les juges de la Cour européenne des droits de l’homme auront la sagesse de ne pas faire produire tout son potentiel à cette arme contentieuse, particulièrement létale envers la liberté d’expression.

Cour EDH, G.C. 15 mars 2012, Aksu c. Turquie, Req. nos 4149/04 et 41029/04 – Communiqué de presse

 

Jurisprudence liée :

 

– Sur les discours racistes, discriminatoires ou négationnistes : Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07 – ADL du 10 février 2012 ; Cour EDH, 5e Sect. Déc. 7 juin 2011, Bruno Gollnisch c. France, Req. n° 48135/08 – ADL du 24 juillet 2011 ; Cour EDH, Dec. 5e Sect. 22 février 2011, Association Nouvelle des Boulogne Boys c. France, Req. no 6468/09 – ADL du 7 mars 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, Req. n° 15615/07 – ADL du 19 juillet 2009 ; Cour EDH, 5e Sec 16 juillet 2009, Willem c. France, Req. n° 10883/05 – ADL du 19 juillet 2009.

– Sur les discriminations envers les Roms et Tziganes : Cour EDH, Dec. 4e Sect. 1er février 2011, Sharon Horie c. Royaume-Uni, Req. n° 31845/10 – ADL du 28 février 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. Dec. 9 novembre 2010, Tibor Horváth et Géza Vadászi c. Hongrie, Req. n° 2351/06 – ADL du 30 novembre 2010 ; Cour EDH, G.C. 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, Req. no 15766/03 – ADL du 16 mars 2010 ; Cour EDH, G.C. 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, Req. nos 27996/06 et 34836/06 – ADL du 26 décembre 2009 ; Cour EDH, 3e Sect. 4 mars 2008, Stoica c. Roumanie, Req. n° 42722/02 – ADL du 7 mars 2008.

– Sur la liberté d’expression en général : Cour EDH, G.C. 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, Req. n° 39954/08 et Von Hannover c. Allemagne (n° 2), Req. n° 40660/08 et 60641/08 – ADL du 10 février 2012 ; Cour EDH, 2e Sect. 25 octobre 2011, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, Req. n° 27520/07 – ADL du 26 octobre 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. 10 mai 2011, Mosley c. Royaume-Uni, Req. 48009/08 ADL du 11 mai 2011.

 

Pour citer ce document :

 

Nicolas Hervieu, « La liberté d’expression aux prises avec la lutte contre les stéréotypes visant les Roms et Tsiganes » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 21 mars 2012.

 

 

2°/- Droit à la liberté et à la sureté (Art. 5 CEDH): Conventionalité du confinement (kettling“) à l’intérieur d’un cordon de police


Le maintien de personnes à l’intérieur d’un cordon de police – et pendant une durée ayant pu aller jusqu’à sept heures – lors d’une manifestation dans le centre de Londres ne viole pas le droit à la liberté et à la sûreté (Art. 5). Cette conclusion demeure valable même si parmi les personnes retenues figuraient des non-manifestants qui étaient entrés dans le cordon simplement en raison du fait qu’ils travaillaient à proximité de la zone du rassemblement (§ 63). Mais plus encore que l’absence de condamnation du Royaume-Uni, c’est le fondement de cette solution qui mérite l’attention. A une majorité de quatorze voix contre trois, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « l’article 5 ne trouv[e] pas à s’appliquer » à une telle mesure de police (§ 69). L’enjeu conventionnel soulevé par cette affaire était d’importance puisque « c’est la première fois que la Cour [était] amenée à examiner l’application de l’article 5 § 1 de la Convention relativement à la technique du “kettling“ [littéralement « enchaudronnement »], qui consiste pour la police à retenir un groupe de personnes pour des motifs d’ordre public » (§ 52). Ce caractère inédit a d’ailleurs justifié que la formation de Chambre se dessaisisse en faveur de la formation solennelle strasbourgeoise (§ 4 – v. la retransmission de l’audience publique). Force est toutefois de constater que cette première fois n’est pas des plus réussies tant son issue suscite la surprise et appelle de nombreuses critiques.

De prime abord, la Cour semble s’inscrire dans le prolongement de ses critères jurisprudentiels habituels en soulignant que « l’article 5 § 1 ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles obéissent à l’article 2 du Protocole n° 4 » (§ 57), sachant que « le Royaume-Uni n’ayant pas ratifié le Protocole n° 4 et n’étant donc pas tenu par cet instrument » (§ 55). Or, « pour déterminer si un individu se trouve “privé de sa liberté“ au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence » (§ 57 – sur cette distinction, v. Cour EDH, 2e Sect. 20 avril 2010, Villa c. Italie, Req. no 19675/06 – ADL du 20 avril 2010). Surtout, la Grande Chambre estime devoir « prendre en compte le “genre“ et les “modalités d’exécution“ de la mesure en question [… ce qui] lui permet d’avoir égard au contexte et aux circonstances spécifiques entourant les restrictions à la liberté qui s’éloignent de la situation type d’incarcération en cellule » (§ 59).

Ce faisant, la Cour s’autorise à insérer dans son raisonnement des considérations liées au but de protection de l’ordre public et d’autres éléments relevant de « l’intérêt général » dès le stade de la détermination de l’applicabilité de l’article 5. En procédant ainsi, les juges européens rompent clairement avec leur démarche jurisprudentielle habituelle, pourtant rappelée explicitement et préalablement par leurs soins : « le but de la mesure n’est pas […] un élément à prendre en compte pour l’appréciation du point de savoir s’il y a eu privation de liberté » (§ 58). Bien sûr, même si elle n’assume pas explicitement cette évolution, la Grande Chambre tente de la justifier. D’une part, il est noté que « le contexte dans lequel s’insère la mesure représente un facteur important car il est courant, dans les sociétés modernes, que surviennent des situations dans lesquelles le public peut être appelé à supporter des restrictions à la liberté de circulation ou à la liberté des personnes dans l’intérêt du bien commun » (§ 59). D’autre part, et plus généralement, les juges européens soulignent à nouveau la nécessité de tenir compte de « la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources » (§ 55 – sur cette idée, v. Cour EDH, G.C. 24 mars 2011, Giuliani et Gaggio c. Italie, Req. no 23458/02 – ADL du 29 mars 2011) En conséquence, « la police doit jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles […] presque toujours compliquées », surtout à l’aune des « progrès en matière de technologies de communication [qui] permett[ent] de mobiliser des protestataires rapidement, secrètement et à une échelle sans précédent. Les forces de police des Etats contractants font face à de nouveaux défis, que nul n’avait peut-être prévus à l’époque où la Convention a été rédigée, et elles développent pour y répondre de nouvelles techniques de maintien de l’ordre, parmi lesquelles s’inscrit notamment le “kettling“ » (§ 56).

Cette lecture conduit la Grande Chambre a estimer que « dans chaque cas particulier, l’article 5 § 1 doit s’interpréter d’une manière qui tienne compte du contexte spécifique dans lequel les techniques en cause sont utilisées et de l’obligation d’assurer le maintien de l’ordre et la protection du public que tant le droit national que le droit conventionnel font peser sur la police » (§ 60 – sur l’articulation entre des obligations conventionnelles contradictoires, v. Cour EDH, 5e Sect. 14 avril 2011, Jendrowiak c. Allemagne, Req. n° 30060/04 – ADL du 14 avril 2011). De cette manière, la mesure policière est mise en balance avec les nécessités de l’ordre public, non pas aux fins de déterminer s’il y a eu ou non violation du droit à la liberté et à la sureté, mais bien plus en amont : pour savoir si cette mesure relève du champ d’application de l’article 5. En faisant référence à « des restrictions temporaires […] apportées à la liberté de mouvement dans certains contextes, par exemple dans les transports publics, lors de déplacements sur l’autoroute, ou à l’occasion d’un match de football », la Cour juge ainsi que « sous réserve qu’elles soient le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin, des restrictions à la liberté aussi courantes ne peuvent à bon droit être regardées comme des “privations de liberté“ au sens de l’article 5 § 1 » (§ 59). En d’autres termes, et ainsi que le soulignent les juges auteurs de l’opinion dissidente, cette « position de la majorité peut être interprétée dans le sens que s’il est nécessaire d’imposer une mesure coercitive et restrictive dans un but légitime d’intérêt général, cette mesure n’équivaut pas à une privation de liberté » (opinion dissidente des juges Tulkens, Spielmann et Garlicki qui estiment qu’« il s’agit là d’une proposition nouvelle, éminemment discutable et critiquable » – § 3). Appliquée à l’espèce, cette approche contrebalance nombre d’« éléments qui milit[ai]ent [pourtant] en faveur d’un constat de privation de liberté » (« la nature coercitive de la mesure de confinement litigieuse, sa durée et ses effets sur les requérants, notamment l’inconfort physique qu’elle leur a causé et l’impossibilité dans laquelle elle les a mis de quitter Oxford Circus », lieu du confinement – § 64). En prenant donc en compte « le contexte dans lequel [la mesure litigieuse] s’insère » (§ 65) et surtout le fait que « la mesure a été imposée dans un but d’isolement et de confinement d’une foule nombreuse, dans des conditions instables et dangereuses », la Cour juge qu’« aucun motif [ne lui permet] de se démarquer de la conclusion du juge interne selon laquelle la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace à utiliser dans les circonstances » (§ 66). Partant, et puisque, « la police a constamment suivi de très près l’évolution de la situation, […] la Cour estime que les personnes à l’intérieur du cordon ne peuvent passer pour avoir été privées de leur liberté au sens de l’article 5 § 1 » (§ 67), d’où l’inapplicabilité de ce dernier texte (§ 69).

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     Sans doute consciente des potentialités majeures de son inflexion jurisprudentielle sur la notion de privation de liberté, la Grande Chambre a tâché d’en circonscrire la portée. Ainsi, et premièrement, « elle tient à préciser en outre que, compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation » (§ 68 – en ce sens, v. Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, Req. n° 4916/07 – ADL du 22 octobre 2010). Deuxièmement, la Cour indique préventivement que l’« on ne saurait exclure que le recours à des techniques de contention et de contrôle des foules puissent, dans des circonstances particulières, donner lieu à une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1 » (§ 60). Mais bien loin de rassurer, ces remarques donnent au contraire pleinement la mesure de l’évolution jurisprudentielle ainsi cristallisée dans cet arrêt Austin et autres c. Royaume-Uni. En affirmant que « si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un “genre“ différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5 » (§ 68), la Cour conforte l’idée que l’identification de la privation de liberté est désormais indexée sur la finalité et la légitimité de la mesure litigieuse. Une telle approche ouvre la voie à une véritable – et regrettable – révolution copernicienne en matière de privation de liberté. Dans leur remarquable opinion dissidente, les juges minoritaires démontrent parfaitement les risques majeurs d’une telle position et combien le raisonnement européen est « dangereux en ce qu’il contient en germe un blanc-seing et donne un mauvais message aux autorités policières » (§ 7).

La jurisprudence strasbourgeoise la plus récente a certes souhaité laisser une assez grande latitude conventionnelle aux autorités chargées de gérer le difficile maintien de la sécurité lors des manifestations (Cour EDH, G.C. 24 mars 2011, Giuliani et Gaggio c. Italie, Req. no 23458/02 – ADL du 29 mars 2011). Mais sur le terrain de l’article 5, la position européenne était demeurée très ferme, notamment en refusant la logique de « mise en balance » consacrée ici (v. Cour EDH, G.C. 19 février 2009, Abou Qatada et autres c. Royaume-Uni, Req. n° 3455/05 – ADL du 21 février 2009 où la Cour avait refusé l’idée d’une « recherche d’un juste équilibre entre le droit à la liberté individuelle et l’intérêt de l’État à protéger sa population contre la menace terroriste »). L’arrêt de mars 2012 s’inscrit au surplus en contradiction directe avec de récents et remarquables précédents. En décembre dernier, la Cour avait clairement refusé d’assouplir sa jurisprudence relative à la privation de liberté aux fins d’empêcher une infraction en indiquant que la Convention « n’autorise aucunement l’État à protéger les individus des actes criminels d’une autrepersonne au moyen de mesures qui seraient en contradiction avec les droits conventionnels de cette dernièrepersonne, en particulier le droit à la liberté tel que garanti par l’article 5 § 1 » (Cour EDH, 4e Sect. 1er décembre 2011, Schwabe et M.G. c. Allemagne, Req. n° 8080/08 et 8577/08 – ADL du 4 décembre 2011). Plus remarquable encore, les juges européens ont considéré qu’une retenue policière – « stop and search » – de vingt à trente minutes était bien susceptible de constituer une privation de liberté au sens de l’article 5 (Cour EDH, 12 janvier 2010, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, Req. n° 4158/05 – ADL du 13 janvier 2010).

A l’instar de certains commentateurs britanniques critiques (lire David Mead, « The Right To Protest Contained By Strasbourg: An Analysis of Austin v. UK & The Constitutional Pluralist Issues it Throws Up », in UK Constitutional Law Group, 16 mars 2012), il est difficile de ne pas replacer cette solution de la Grande Chambre dans le contexte actuel, particulièrement conflictuel entre Strasbourg et Londres (ADL du 29 janvier 2012 et ADL du 4 mars 2012). Certes, expliquer le refus de condamnation du Royaume-Uni par cette seule circonstances serait bien trop réducteur et caricatural. Les juges européens majoritaires ont toutefois longuement fait référence au raisonnement des juges britanniques – en particulier de la Chambre des Lords (§ 36-37) – et ont tenu à rappeler que « la subsidiarité est l’un des piliers de la Convention » (§ 61). Divers récents exemples ont pourtant prouvé que la Cour était parfaitement capable d’initier un dialogue constructif avec les autorités et juridictions britanniques tout en restant relativement ferme sur l’essentiel (v. Cour EDH, G.C. 15 décembre 2011, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni, Req. n° 26766/05 et 22228/06 – ADL du 18 décembre 2011 et Cour EDH, 4e Sect. 17 janvier 2012, Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, Req. n° 8139/09 – ADL du 24 janvier 2012). Mais dans l’affaire Austin et autres, il semble que la juridiction strasbourgeoise ait cédé beaucoup trop de terrain conventionnel, jusqu’à remettre en cause l’une des clefs de voûte de sa jurisprudence dédiée à la protection du droit à la liberté et à la sureté. Est-il vraiment besoin de préciser que ceci est fortement regrettable et inquiétant ?

Cour EDH, G.C. 15 mars 2012, Austin et autres c. Royaume-Uni, Req. nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09 Communiqué de presse

 

Jurisprudence liée :

 

– Sur la notion de privation de liberté : Cour EDH, 4e Sect. 29 novembre 2011, A. et autres c. Bulgarie, Req. n° 51776/08 – ADL du 4 décembre 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 26 avril 2011, Tinner c. Suisse, Req. n° 59301/08 et 8439/09 – ADL du 27 avril 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 5 avril 2011, Sarigiannis c. Italie, Req. n° 14569/05 – ADL du 6 avril 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 14 avril 2011, Jendrowiak c. Allemagne, Req. n° 30060/04 – ADL du 14 avril 2011 ; Cour EDH, 12 janvier 2010, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, Req. n° 4158/05 – ADL du 13 janvier 2010 ; Cour EDH, 5e Sect. 23 novembre 2010, Moulin c. France, Req. n° 37104/06 – ADL du 23 novembre 2010 ; Cour EDH, G.C. 29 mars 2010, Medvedyev et autres c. France, Req. n° 3394/03 ADL du 29 mars 2010.

Sur le droit à la liberté et à la sûreté en général : Cour EDH, 5e Sect. 9 juin 2011, Mork c. Allemagne et Schmitz c. Allemagne, Resp. Req. n° 31047/04 et 43386/08 ; Req. n° 30493/04 ADL du 10 juin 2011 ; Cour EDH, 1e Sect. 5 avril 2011, Rahimi c. Grèce, Req. n° 8687/08 – ADL du 6 avril 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 14 avril 2011, Patoux c. France, Req. n°35079/06 – ADL du 18 avril 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 18 novembre 2010, Baudoin c. France, Req. n° 35935/03 – ADL du 18 novembre 2010.

– Sur la liberté de manifestation : Cour EDH, 2e Sect. 17 mai 2011, Akgöl et Göl c. Turquie et Gazioğlu et autres c. Turquie, Req. n° 28495/06 – ADL du 17 mai 2011 ; Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, Req. n° 4916/07 – ADL du 22 octobre 2010 ; Cour EDH, G.C. 24 mars 2011, Giuliani et Gaggio c. Italie, Req. n° 23458/02 – ADL du 29 mars 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. 2 février 2010, Christian Democratic People’s Party c. Moldova (No. 2), Req. n° 25196/04 – ADL du 3 février 2010.

 

Pour citer ce document :

 

Nicolas Hervieu, « Conventionalité du confinement (“kettling“) à l’intérieur d’un cordon de police » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 21 mars 2012.

 

3°/- Droit à des élections libres (Art. 3 du Protocole n° 1 CEDH): Défaut de support conventionnel au soutien de l’exercice du droit de vote à l’étranger par les citoyens expatriés

Le refus de mettre en place un système permettant l’exercice du droit de vote à l’étranger pour les citoyens expatriés n’emporte pas violation du droit à des élections libres (Art. 3 du Protocole n° 1). Cette solution adoptée à l’unanimité des dix-sept juges de la Grande Chambre en mars 2012 intervient moins de deux ans après une condamnation de la Grèce dans cette même affaire à l’issue d’un vote très serré – quatre voix contre trois – en formation de Chambre (Cour EDH, 1e Sect. 8 juillet 2010, Sitaropoulos et autres c. Grèce, Req. n° 42202/07 – ADL du 30 juillet 2010). Ce renversement apparent de solution devant la formation solennelle strasbourgeoise est cependant quelque peu en trompe l’œil. En 2010, la Cour avait déjà refusé d’interpréter « l’article 3 du Protocole no 1 […] comme imposant de manière générale une obligation positive aux autorités nationales de garantir le droit de vote aux élections législatives pour les électeurs expatriés » (§ 41 de l’arrêt de Chambre). Le constat de violation était surtout motivé par le fait que l’article 51.4 de la Constitution grecque – prévoyant que « les modalités d’exercice du droit de vote par les électeurs résidant en dehors du territoire national peuvent être fixées par une loi adoptée à la majorité des deux tiers du nombre total des députés » (§ 15-16) – était resté inappliqué. Le raisonnement européen était apparu très atypique et assez peu convaincant. La Cour avait alors prétendu « veiller à ce que [ce texte constitutionnel grec] ne tombe pas de fait en désuétude » (§ 41 de l’arrêt de Chambre). En sanctionnant la Grèce pour n’avoir pas assuré le respect de ses propres normes constitutionnelles, la juridiction strasbourgeoise s’était faite juridiction constitutionnelle, l’engagement constitutionnel de la Grèce ayant été transformé en un engagement conventionnel opposable uniquement à celle-ci (en ce sens, lire ADL du 30 juillet 2010).

A l’heure d’examiner à nouveau les prétentions des requérants – trois fonctionnaires grecs au Conseil de l’Europe qui ont souhaité, en vain, exercer en France leur droit de vote aux élections législatives grecques de septembre 2007 –, la Grande Chambre a préféré opter pour une autre approche (v. l’audience publique). Certes, le présent contentieux a de nouveau été abordé via l’idée que le « grief [soulevé par les requérants] porte non pas sur la reconnaissance du droit de vote des expatriés proprement dit […] mais sur les modalités de son exercice » (§ 70). Toutefois, les juges européens tiennent à réaliser « cet examen […] à la lumière de la question plus générale de savoir si l’article 3 du Protocole n° 1 met à la charge des Etats l’obligation d’instaurer un système permettant l’exercice du droit de vote à l’étranger pour les citoyens expatriés » (§ 70). En 2010, la formation de Chambre n’avait pas examiné de front cette interrogation et avait seulement noté que « la Grèce se trouve manifestement en-dessous du dénominateur commun des États membres contractants en ce qui concerne l’exercice effectif des droits électoraux par les expatriés » (§ 46 de l’arrêt de Chambre). Au terme d’une analyse du droit international (§ 72) et des instruments européens (§ 73) puis à l’aide d’une riche et remarquable « étude comparative de la législation des Etats membres du Conseil de l’Europe » (§ 74 – v. § 32-45), la réponse strasbourgeoise est cette fois limpide : « aucun des instruments juridiques examinés ci-dessus ne permet de conclure que, en l’état actuel du droit, les Etats ont l’obligation de rendre possible l’exercice du droit de vote par les citoyens résidant à l’étranger. Quant aux modalités d’exercice de ce droit prévues par les Etats membres du Conseil de l’Europe qui autorisent le vote à l’étranger, elles présentent actuellement une grande variété » (§ 75). Dans le prolongement de sa jurisprudence passée qui avait admis « plusieurs raisons p[ouvan]t […] justifier […] [d]es restrictions à l’exercice du droit de vote à l’étranger fondées sur le critère de la résidence de l’électeur » (§ 69 – v. aussi § 79), la Grande Chambre refuse donc d’interpréter l’article 3 du Protocole n° 1 comme allant « jusqu’à […] imposer » aux États « la mise en œuvre […] de mesures favorisant l’exercice du droit de vote par les expatriés depuis leur lieu de résidence » (§ 71).

L’observation de la législation grecque mène au surplus la Grande Chambre vers un constat qui s’oppose frontalement à la conclusion de la Chambre en 2010. Selon la formation solennelle, « si l’article 51 § 4 de la Constitution permet au législateur de mettre en œuvre l’exercice du droit de vote des Grecs expatriés depuis leur lieu de résidence, il ne l’y oblige pas pour autant. [Dès lors] il ne […] revient pas [à la Cour] d’indiquer aux autorités nationales à quel moment ni de quelle manière elles devraient mettre en œuvre l’article 51 § 4 de la Constitution » (§ 76). Cette lecture ne paraît pas déraisonnable. Certes, il serait pour le moins problématique que le regard conventionnel s’incline ipso facto dès que se trouve abordée la sphère constitutionnelle de chaque État (v. Cour EDH, G.C. 6 janvier 2011, Paksas c. Lituanie, Req. n° 34932/04 – ADL du 7 janvier 2011). Mais il aurait été tout aussi curieux que la juridiction européenne prétende consacrer et imposer une interprétation d’une disposition de la Constitution grecque, alors même que « la doctrine [grecque] n’[est elle-même] pas unanime à ce sujet » (§ 76). Au surplus, aucun accord politique suffisamment large n’a pu se cristalliser en Grèce pour que le législateur mette en œuvre cette possibilité constitutionnelle et facilite le droit de vote des expatriés (§ 77-78).

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Le seul enjeu présentant une substance proprement conventionnelle portait sur la question de savoir si le droit à des élections libres impliquait que chaque État permette à ses nationaux expatriés d’exercer leur droit de vote à l’étranger. La réponse négative de la Cour et l’absence de condamnation de la Grèce qui en dérive (§ 81) ne sont pas nécessairement inopportunes. Certes, la Cour peine à convaincre lorsqu’elle affirme que les « perturbations d’ordre financier, familial et professionnel qu’auraient subies les requérants s’ils avaient dû se rendre en Grèce afin de pouvoir exercer leur droit de vote lors des élections législatives de 2007, [n’]auraient [pas] été disproportionnées au point d’atteindre le droit de vote en question dans sa substance même » (§ 80). A l’évidence, les obstacles pratiques à un retour dans son pays d’origine pour chaque échéance électorale obèrent lourdement le libre exercice du droit de vote. A l’inverse, prévoir des mécanismes facilitant l’exercice du droit de vote à l’étranger ne requiert pas tant d’investissements de la part de chaque État, surtout à l’heure du numérique (à ce propos, v. la tierce intervention de La Ligue hellénique des droits de l’homme – § 60-62). Quoiqu’il en soit, il était difficile pour la Cour de renverser sa propre jurisprudence – au surplus sans l’appui d’un consensus européen clair (aussi relative soit cette notion) –, le tout aux fins de parvenir à une décision dont l’impact aurait été considérable sur la physionomie du corps électoral national. Pour ne prendre que le seul exemple hellénique, le gouvernement défendeur a ainsi pointé « le nombre considérable de citoyens grecs résidant à l’étranger (environ 3 700 000 pour 11 000 000 vivant en Grèce) » (§ 56). Que la Cour européenne des droits de l’homme fasse preuve d’une grande prudence à l’heure d’intervenir sur un point susceptible de modifier significativement l’équilibre et les rapports de force politiques au sein d’un État est, somme toute, pour le moins compréhensible.

Bien évidemment, la présente affaire ne pouvait pas ne pas faire écho à un autre enjeu brûlant dans le prétoire du Palais des Droits de l’Homme : la privation automatique du droit de vote susceptible d’affecter les détenus. Source de vives tensions entre la Cour et le Royaume-Uni (v. ADL du 10 septembre 2011 et ADL du 4 mars 2012), ce contentieux est encore à ce jour dans les mains de la Grande Chambre, saisie d’une affaire connexe (Cour EDH, 2e Sect. 19 janvier 2011, Scoppola c. Italie (n° 3), Req. n° 126/05 – ADL du 27 janvier 2011 : renvoyé en Grande Chambre – ADL du 15 juillet 2011 ; v. l’audience publique). Dès lors, le présent arrêt Sitaropoulos et autres c. Grèce était susceptible de receler quelques précieux indices sur la possible position strasbourgeoise future. Or, à notre sens, la liberté concédée ici aux États à propos des conditions d’exercice du droit de vote n’augure pas nécessairement un recul sur l’enjeu – distinct – de la privation même de ce droit. Certes, la Cour note qu’« il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe notamment dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique, qu’il incombe à chaque État contractant d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie » et que « toute loi électorale doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays » concerné (§ 66). Mais la formation solennelle n’a pas hésité pas à rappeler explicitement les fondements de l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), si contesté outre-Manche (Cour EDH, G.C. 6 octobre 2005, Req. n° 74025/01 ; confirmé depuis Cour EDH, 4e Sect. 23 novembre 2010, Greens et M.T. c. Royaume-Uni, Req. n° 60041/08 et 60054/08). Il en est ainsi de l’idée qu’ « au XXIe siècle » et « dans un État démocratique la présomption doit jouer en faveur de l’octroi du droit de vote au plus grand nombre » (§ 67 et 71). Plus significative encore est la confirmation du point nodal de l’analyse strasbourgeoise dans cette affaire Hirst : « une dérogation générale, automatique et indifférenciée au principe du suffrage universel risque de saper la validité démocratique du corps législatif ainsi élu et des lois promulguées par lui ». Gageons et espérons donc qu’un tel langage tenu par la Grande Chambre en mars 2012 constitue une indication prémonitoire du sens du très attendu arrêt Scoppola c. Italie, voire – si l’on nous passe l’expression – est une forme de « teasing jurisprudentiel »…

Cour EDH, G.C. 15 mars 2012, Sitaropoulos et autres c. Grèce, Req. n° 42202/07 Communiqué de presse

 

Jurisprudence liée :

 

– Sur le droit de vote : Cour EDH, 2e Sect. 19 janvier 2011, Scoppola c. Italie (n° 3), Req. n° 126/05 – ADL du 27 janvier 2011 (renvoyé en Grande Chambre ADL du 15 juillet 2011) ; Cour EDH, 4e Sect. 23 novembre 2010, Greens et M.T. c. Royaume-Uni, Req. n° 60041/08 et 60054/08 – ADL du 13 février 2011 ; Cour EDH, G.C. 6 octobre 2005, Hirst c. Royaume-Uni (n° 2), Req. n° 74025/01 (v. ADL du 10 septembre 2011) ; Cour EDH, 2e Sect. 20 mai 2010, Alajos Kiss c. Hongrie, Req. n° 38832/06 – ADL du 28 mai 2010.

– Sur le droit de se porter candidat et d’être éligible : Cour EDH, 1e Sect. 26 juillet 2011, Orujov c. Azerbaïdjan, Req. n° 4508/06 – ADL du 2 août 2012 ; Cour EDH, G.C. 6 janvier 2011, Paksas c. Lituanie, Req. n° 34932/04 – ADL du 7 janvier 2011 ; Cour EDH, G.C. 22 décembre 2009, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine, Req. nos 27996/06 et 34836/06 – ADL du 26 décembre 2009 ; Cour EDH, G.C. 27 avril 2010, Tănase c. Moldavie, Req. n° 7/08 – ADL du 30 avril 2010 ; Cour EDH, 1e Sect. 8 avril 2010, Namat Aliyev c. Azerbaïdjan, Req. n° 18705/06 – ADL du 10 avril 2010 ; Cour EDH, 5e Sect. 30 juin 2009, Etxeberria, Barrena Arza, Nafarroako Autodeterminazio Bilgunea et Aiarako et autres c. Espagne, Req. no 35579/03 – ADL du 2 juillet 2009.

Pour citer ce document :

 

Nicolas Hervieu, « Défaut de support conventionnel au soutien de l’exercice du droit de vote à l’étranger par les citoyens expatriés » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 21 mars 2012.

Lettre ADL du CREDOF – 21 mars 2012.pdf
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