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27 octobre 2012

Discrimination positive (Cour suprême des Etats-Unis) : Fin de partie pour la discrimination positive à l’Université ?


par Johann Morri


     Parmi d’autres affaires cruciales en cette année judiciaire 2012-2013, la Cour suprême des Etats-Unis doit se prononcer sur le dispositif de discrimination positive (« Affirmative action ») à l’Université. Ainsi placée sur la sellette constitutionnelle, ce mécanisme qui aspirait à faire disparaître le lourd héritage de la ségrégation raciale ayant marqué l’histoire américaine semble donc désormais en sursis.


     L’année judiciaire 2012-2013 (« the term », dans la terminologie américaine) donnera l’occasion à la Cour suprême des Etats-Unis de revisiter deux aspects essentiels du dispositif légal de lutte contre les discriminations issus des luttes des années 1960 : la « discrimination positive » destinées  à favoriser l’accès des minorités à l’université, et le Voting Rights Act de 1965, qui sera examiné ultérieurement dans les affaires Nix v. Holder et Shelby County v. Holder. Dans les deux cas, il s’agit de dispositifs légaux étroitement liés à un contexte historique et social, et difficiles à comprendre en faisant abstraction de ce contexte. Ainsi, le Voting Rights visait, en mettant littéralement sous tutelle un certain nombre d’autorités locales et d’Etats du Sud, à conférer aux Noirs américains vivant dans ces Etats l’exercice du droit de vote dont ils jouissaient théoriquement depuis le 15ème amendement, mais dont ils étaient dans les faits quasiment privés depuis la fin du 19ème siècle, par un ensemble de procédés juridiques – la législation dite du « Jim Crow » – combinés à des violences et des campagnes d’intimidation. La discrimination positive à l’Université avait quant à elle pour but de permettre aux différentes minorités (Noirs, Hispaniques, Indiens d’Amériques, etc.) un accès effectif à l’enseignement supérieur public qui leur avait été longtemps refusé. C’est ce dernier dispositif qui se trouve sur la sellette dans l’affaire Fisher v. University of Texas at Austin. Le 10 octobre 2012, la Cour suprême a entendu l’argumentation orale des parties (v. la transcription des débats).


     Ainsi, moins de dix ans après l’affaire Grutter v. Bollinger, 539 U.S. 306 (2003), un des aspects les plus discutés de la discrimination positive aux Etats-Unis, à savoir l’usage des catégories « raciales » dans les procédures d’admission à l’université, est à nouveau examiné par la Cour Suprême (N.B. : aux Etats-Unis, le terme de « race » est couramment utilisé, alors qu’en France on préfère généralement utiliser d’autres termes, afin de ne pas conforter l’idée qu’il existerait des « races » au sens biologique du terme. Plutôt que de traduire le terme « racial » par ethnique, nous avons choisi de le mettre en guillemet). Si l’affaire fait d’ores et déjà grand bruit, c’est que la composition actuelle de la Cour rend possible, sinon probable, une évolution ou un revirement sur le sujet. En particulier, le juge Kennedy, dont le vote fait souvent pencher la balance entre les deux blocs de la Cour, était dans la minorité dans l’affaire Grutter (il faut aussi compter avec le fait que la Cour se prononcera dans une formation à 8 juges, Elena Kagan s’étant déportée). Plutôt que d’une extinction progressive liée à la disparition des causes qu’elle entendait combattre, c’est désormais d’une abolition pure et simple que la politique de discrimination positive fondée sur l’usage de critères « raciaux » dans les admissions universitaires est désormais menacée. Destiné à faire disparaître un lourd héritage de discrimination raciale dans l’éducation (I), le remède controversé de la discrimination positive (II) apparaît un nouvelle fois menacé sur le plan constitutionnel (III).


I – Le lourd héritage éducatif de la discrimination raciale


     Même si la situation était différente selon les Etats, l’accès des minorités à l’enseignement supérieur a longtemps été limité par une combinaison de facteurs juridiques et sociologiques.


     Dans les Etats pratiquant la ségrégation raciale, le droit en vigueur faisait directement obstacle à l’entrée dans l’enseignement supérieur public des étudiants issus des minorités « raciales ». L’accès des Noirs à l’enseignement supérieur, notamment, se faisait essentiellement dans des universités privées dites « historiquement noires » (les « HBCUs », pour la plupart créées après la guerre de sécession), d’un bon niveau mais en nombre limité – comme l’université de Howard, qui forma les premières générations de juristes noirs –, dans quelques structures publiques réservées aux Noirs, ou au prix d’une expatriation dans les universités du Nord et de l’Ouest (à Harvard, par exemple, le premier diplômé noir remonte à 1870).


     Cette situation perdura jusqu’à l’intervention de la Cour Suprême des Etats-Unis, d’abord en 1938 (Missouri ex. rel. Gaines v. Canada, 305 U.S. 337) à nouveau à la fin des années 1940 (Sipuel v. Board of Regents of Univ. of Oklahoma, 332 U.S. 631 (1948)  et  Sweatt v. Painter 339 U.S. 629 (1950). A cette époque, la ségrégation n’était pas constitutionnellement abolie, mais à la différence de ce qui existait dans l’enseignement primaire et secondaire, il n’existait pas, sauf dans un nombre limité de disciplines, d’établissements supérieurs publics réservés aux Noirs qui auraient permis aux Etats ségrégationnistes de se prévaloir avec succès de la doctrine « séparés mais égaux ». Les Etats furent donc contraints d’accepter l’intégration pure et simple des étudiants Noirs au sein des universités publiques, non sans opposer de résistance. Ainsi, à l’Université de Virginie, où le premier étudiant noir fut admis en 1950 – sur décision d’une cour fédérale ! – il fallut attendre 1972 pour que les étudiants noirs puissent accéder, sur pied d’égalité, à l’ensemble des cours et des installations universitaires. Même dans les Etats n’ayant jamais pratiqué la ségrégation de jure, l’accès des minorités à l’enseignement supérieur était limité par une combinaison de facteurs sociaux (les minorités appartenant, pour l’essentiel, aux classes sociales les plus pauvres), de préjugés raciaux spécifiques et, dans un certain nombre d’endroits, d’une ségrégation de fait cantonnant les élèves issus de minorités dans des établissements primaires et secondaires de seconde zone – dans certaines villes du Nord ou de l’Ouest, comme Boston ou Los Angeles, la ségrégation dans l’enseignement primaire et secondaire était la règle, bien qu’elle ne soit pas inscrite dans le droit.


     Sous la pression d’un ensemble de facteurs juridiques – l’arrêt Brown de la Cour suprême en 1954 –, politiques – la lutte acharnée du mouvement des droits civiques –, et internationaux – le contexte de décolonisation et de « guerre froide » –, le système institutionnalisé de discrimination raciale finit par s’écrouler dans la deuxième moitié des années 1960 et au début des années 1970. Cette situation mit les autorités publiques aux prises avec un problème inédit. Formellement, toute ségrégation avait disparu. Mais, en pratique, les dégâts éducatifs de la ségrégation et/ou de la discrimination raciale étaient tels que le nombre d’élèves issus des minorités pouvant passer au travers des processus de sélection à l’université –une combinaison de tests standardisés et de sélection individuelle sur dossier – était limité, en particulier dans les filières les plus sélectives comme le droit, la médecine.


     Au niveau de l’Etat fédéral, l’idée d’ « affirmative action » (discrimination positive, dans la traduction usuelle) fut notamment théorisée par le président Johnson, dans un discours prononcé à l’université de Howard en 1965 : « Vous ne pouvez pas prendre une personne qui pendant des années a été entravée par des chaînes et à peine libérée, l’amener sur la ligne de départ d’une course et lui dire « tu n’as plus qu’à courir avec les autres »  et sérieusement croire que vous avez été complètement justes » (“You do not take a person who, for years, has been hobbled by chains and liberate him, bring him up to the starting line of a race and then say, ‘you are free to compete with all the others,’ and still justly believe that you have been completely fair…”). S’inspirant de ces principes, un certain nombre d’universités publiques et privées mirent en place, dès la fin des années soixante, des règles destinées à faciliter l’accès des minorités à l’université. Au départ, ces dispositifs étaient assez rudimentaires, et prenaient le plus souvent la forme d’un nombre minimal de places réservées aux étudiants issus de ces minorités (Pour un exemple de ces systèmes, on peut se reporter à la description du système mis en place par l’Université de l’Etat de Washington dans l’opinion dissidente du juge Douglas sur l’affaire Defunis v. Odegaard 416 U.S. 312 (1974)). Leur philosophie pouvait être résumée en quelques mots : aux grands maux, les grands remèdes.


II – La discrimination positive : un remède controversé


     Bien qu’elle se soit déroulée dans un contexte idéologique plutôt favorable – la vague progressiste et libertaire de fin des années 60 –, la mise en place de règles d’ « affirmative action » basées sur des critères « raciaux » donna lieu, assez rapidement, à des contestations contentieuses. De même que, dans l’enseignement primaire et secondaire, la refonte de la carte scolaire et le « busing » suscitèrent de nombreux contentieux, la politique de discrimination positive sur critères « raciaux » fut aussi contestée devant les tribunaux. La Cour suprême des Etats-Unis eut une première occasion, manquée, de se prononcer sur le sujet en 1974, lorsque Marco Defunis, candidat malheureux à l’admission à la faculté de droit de l’université de l’Etat de Washington en 1971, contesta son refus d’admission devant les juridictions fédérales, en arguant de ce que les règles de discrimination positive lui avaient fait perdre une chance d’accéder à la faculté de droit – il n’était pas issu d’une minorité. Mais pour des raisons procédurales, l’affaire ne fut pas examinée sur le fond : entre temps, Defunis avait obtenu le prononcé de mesures provisoires, qui lui avaient permis d’accéder à l’université. En 1974, il était déjà diplômé, et la Cour estima qu’il n’avait plus lieu à statuer (le concept de « mootness » est à mi-chemin entre l’absence d’intérêt à agir et le non-lieu : v. DeFunis v. Odegaard, 416 US 312 (1974)).


     Il ne fallut pas attendre très longtemps pour que la patate chaude de la discrimination positive à l’université fasse son retour devant la Cour suprême. En 1978, c’est sur le sort d’Alan Bakke, un candidat malheureux à l’admission à l’école de médecine de l’université de Davis – une branche de l’Université de Californie – que la Cour suprême fut amenée à se pencher (Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978)). La faculté de médecine de UC Davis réservait 16 des 100 places de chaque promotion de première année de médecine à des étudiants issus des minorités. Alan Bakke, vétéran du Vietnam et ingénieur de la Nasa, âgé de 33 ans, avait échoué à plusieurs reprises à entrer en faculté de médecine, privée ou publique, entre 1972 et 1974. Faisant valoir que ses notes étaient meilleures que celles de certains des étudiants admis au titre du quota de 16 places réservées aux minorités, Bakke saisit les juridictions californiennes, puis la Cour suprême des Etats-Unis.


     La Cour suprême fut profondément divisée sur la solution à donner à l’affaire Bakke. Quatre membres de la Cour – le « chief justice » Burger, Stewart, Renhquist et Stevens – estimèrent que l’affaire pouvait être résolue sur un simple fondement législatif, sans avoir à trancher une question constitutionnelle : dans la mesure où le titre VI de la loi sur les droits civiques de 1964 interdisait toute discrimination raciale, les règles d’admission de la faculté de médecine constituaient, selon eux, une violation pure et simple de la loi. Quatre autres juges – Brennan, Marshall, White et Blackmun – estimèrent que le titre VI n’avait ni pour objet ni pour effet de prohiber l’usage de classification raciales dans le but de remédier aux effets de la discrimination antérieure (« remedial use of race ») et que, dans ces conditions, c’est bien sur le terrain constitutionnel – la conformité au 14ème amendement – que le litige devait être résolu. Sur le plan constitutionnel, ils rappelèrent que l’usage de classifications raciales par les autorités publiques est en principe « suspect », et soumis au degré de contrôle le plus élevé dans la panoplie constitutionnelle (« strict scrutiny », qu’on pourrait traduire par contrôle maximal, ou de stricte nécessité) : l’usage de catégories raciales ne peut être admis que si il est justifié par une impérieuse nécessité publique (« a compelling government interest ») et que si les mesures prises pour atteindre ce but sont strictement nécessaires (« narrowly tailored ») pour atteindre la finalité recherchée, c’est-à-dire s’il n’existe pas d’alternative moins restrictive. Ils estimèrent que l’objectif de remédier aux discriminations passées était bien un intérêt public suffisamment important pour justifier l’usage de critères “raciaux” dans les décisions d’admission, lorsqu’il existe des éléments suffisants pour démontrer qu’il existe un problème important et durable de sous-représentation d’une minorité, et qu’en raison d’un legs historique de discrimination, l’accès de cette minorité à l’enseignement supérieur – en l’occurrence, aux études médicales- a été entravé.


     Ce fut au juge Powell qu’il appartint de faire pencher la balance. Son opinion donna raison à Bakke, mais par un raisonnement différent de celui de Stevens, Burger, Stewart et Renhquist.


     L’opinion du juge Powell renvoie dos à dos les deux blocs opposés de la Cour. D’un côté, elle censure les règles d’admission adoptées par la faculté de médecine de Davis – c’est-à-dire le principe du quota d’admission – mais, de l’autre, elle énonce le mode d’emploi – restrictif – de la prise en compte du facteur « racial » dans les admissions universitaires. Dans la première partie de son raisonnement, Powell expose les raisons pour lesquelles tout système rigide de quotas sur une base ethnique ou raciale méconnaît le principe d’égale protection résultant du 14ème amendement. S’il n’exclut pas principe la prise en compte du facteur racial lorsqu’il s’agit de remédier à une situation bien identifiée de discrimination raciale dans telle ou telle institution (« specific instances of racial discrimination »), il indique qu’en l’absence d’un tel constat précis de discrimination, la simple constatation qu’une minorité a fait l’objet d’une discrimination à l’échelle de la société toute entière (ce qu’il nomme « discrimination sociétale ») ne peut suffire « à justifier une classification qui désavantage sur des personnes qui, comme le défendeur [NB : Bakke] ne portent aucune responsabilité dans les torts qui ont été faits aux bénéficiaires du programme spécial d’admission » (« does not justify a classification that imposes disadvantages upon persons like respondent, who bear no responsibility for whatever harm the beneficiaries of the special admissions program are thought to have suffered »). Juger autrement, indique Powell, transformerait un remède à la violation de protégés par loi en privilège, que toutes les institutions pourraient accorder, selon leur bon vouloir, à tous les groupes dont elles estimeraient qu’ils sont été défavorisés par la société (« To hold otherwise would be to convert a remedy heretofore reserved for violations of legal rights into a privilege that all institutions throughout the Nation could grant at their pleasure to whatever groups are perceived as victims of societal discrimination »).


     Sur la base de ce raisonnement, Powell ordonne l’admission de Bakke à la faculté de médecine, faute pour l’université d’avoir démontré que son admission aurait été refusée même en l’absence de ce système de places réservées.


     Mais Powell ne s’arrête pas là, et, après avoir censuré l’université pour ce qu’elle a fait, énonce en détail ce qu’elle aurait pu faire. Il trace ainsi les grandes lignes de ce qu’on a ultérieurement appelé « l’approche holistique » (sic), explicitement inspirée de la politique d’admission mise en place par l’université de Harvard dans les années 50 (« the Harvard plan »). Powell commence par indiquer que la recherche d’une diversité au sein de la population étudiante est un objectif non seulement légitime, mais « impérieux » (« compelling ») au sens de la théorie du contrôle maximal précédemment évoquée. Il rattache cet objectif à la liberté universitaire, qui justifie selon lui de pouvoir exposer les étudiants, futurs cadres de la Nation, à une diversité d’opinion, de parcours et d’origines, afin de pouvoir servir au mieux les intérêts de toutes les communautés à l’issue de leur formation.


     Le recours à la notion de diversité, cependant, fait l’objet de deux restrictions importantes de la part de Powell. D’une part, il indique expressément que cette diversité ne saurait se limiter à la diversité « raciale » ou ethnique, et n’est qu’un des éléments qu’une université doit retenir dans l’appréciation de la diversité du corps étudiant. Bref, il y a diversité et diversité. La diversité qui répond aux critères permettant de la qualifier de « nécessité impérieuse » au sens constitutionnel du terme « comprend un ensemble bien plus importants de facteurs et de caractéristiques que l’origine raciale ethnique, qui n’est une composante – importante – de cette diversité » (« The diversity that furthers a compelling state interest encompasses a far broader array of qualifications and characteristics of which racial or ethnic origin is but a single though important element »). Powell se réfère sur ce point à l’approche de Harvard et d’un certain nombre de grandes universités privées, qui est décrite dans une annexe à son opinion – elle-même inspirée d’un amicus curiae –, et qui prend en compte l’origine géographique, le milieu social, les aptitudes extra scolaires (musique, arts, sports), et le facteur ethnique et « racial ». Le deuxième caveat tient à la façon dont le facteur racial peut être pris en compte. Cette prise en compte, indique Powell, ne peut conduire à faire échapper les candidats de telle ou telle origine à toute comparaison avec leurs compétiteurs pour les mêmes places à l’université. Le facteur racial ne peut être qu’un « plus » dans le dossier d’admission d’un candidat, et ne doit pas être systématiquement le facteur décisif.


     En résumé, l’approche de Powell écarte par principe le recours à des quotas de places réservées à des catégories « raciales » ou ethniques, mais admet que l’origine « raciale » ou ethnique puisse être pris en compte comme facteur parmi d’autres dans le cadre d’une approche globale et multifactorielle (qu’on appellera plus tard « holistique ») visant à favoriser la diversité du corps étudiant.


     Solution de compromis, l’approche de Powell donnait du « grain à moudre » aux deux camps en présence – partisans et opposants de la discrimination positive. Mais, pour les mêmes raisons, elle s’exposait à des critiques tous azimuts. Les partisans de l’« affirmative action » soulignèrent, en particulier, qu’en refusant d’admettre la justification « réparatrice » de la prise en compte du facteur racial – sauf dans des hypothèses très  limitées –, elle privait la discrimination positive de sa principale justification, pour la fonder sur un objectif flou et fragile de maintien de la « diversité ». Les adversaires de l’affirmative action, s’appuyant également sur le flou de la notion de la diversité, firent de leur côté valoir que cette notion ne serait qu’un rideau de fumée, un voile opaque permettant de faire rentrer par la fenêtre les quotas chassés par la porte.


     En pratique, l’opinion de Powell servit de feuille de route aux universités publiques (Californie, Texas, Michigan, etc.) qui souhaitaient maintenir ou instituer une politique d’ « affirmative action » prenant en compte le critère « racial » ou ethnique. Sur un strict plan de technique juridique et de contentieux constitutionnel, la valeur de l’opinion de Powell était incertaine. Dans la version américaine du système de précédent hérité de la « common law », les décisions juridictionnelles sont réputées avoir par elle-même une force contraignante, et la jurisprudence être une source du droit. Mais la question de savoir si la force du précédent s’attache à des décisions ou des portions de décisions rendues à une majorité simple – « plurality opinion », par opposition à « majority opinion » est un sujet délicat. En 1996, la cour d’appel fédérale du 5ème circuit – Hopwood v. Texas, 78 F. 3d 932 (5th Cir. 1996) estima qu’elle n’était pas liée par la dernière partie du raisonnement du juge Powell dans l’affaire Bakke – celle où il avançait la diversité comme justification possible de l’affirmative action. Elle censura les règles d’admission de l’université du Texas, qui prenaient en compte le facteur racial dans une approche inspirée du « plan de Harvard » et de l’opinion de Powell. La Cour suprême refusa de se saisir de l’affaire, sans prendre parti sur le fond, mais dans la mesure où, entre temps, la politique d’admission avait évolué (cf., sur la situation dans les universités du Texas, les explications du Pr Sheldon Nahmod sur le site Oyez).


     Il ne fallut toutefois pas attendre très longtemps pour que la question de la discrimination positive à l’université revienne devant la Cour, dans les affaires Grutter v. Bollinger, 539 U.S. 306 (2003) et Gratz v. Bollinger, 539 U.S. 244 (2003).


III – La discrimination positive en sursis ?


     Les affaires Grutter et Gratz avaient en commun de concerner la politique d’admission de l’Université du Michigan. Mais alors que Barbara Grutter contestait un refus d’admission à la faculté de droit (NB : aux Etats-Unis, on n’accède aux « graduate schools » – où s’enseignent le droit, la médecine, etc. – qu’aux termes d’une sélection qui s’effectue après l’obtention d’un premier diplôme universitaire de « bachelor »), l’affaire Gratz avait trait à l’admission en premier cycle. Les règles d’admission en faculté de droit étaient très proches des règles du « modèle de Harvard ». L’admission en premier cycle, quant à elle, était fondée sur un système de points : sur une échelle de 0 à 150, l’admission était garantie aux candidats ayant obtenu 100 (les points étant attribué en fonction d’un barème prenant en compte différents facteurs : moyennes dans l’enseignement secondaire, résultats au test standardisé d’admission (le SAT), etc.). Les candidats issus d’une minorité sous-représentée –notamment les Noirs, les Hispaniques et les Amérindiens – obtenaient automatiquement 20 points supplémentaires. La Cour valida les règles d’admission en faculté de droit  à une courte majorité (5 contre 4 : la majorité étant constituée des juges O’Connor, Stevens, Breyer, Souter, Ginsburg ; Scalia, Rehnquist, Kennedy et Thomas composaient la minorité). Les règles d’admission en premier cycle furent au contraire censurées, par une majorité de 6 contre 3.


      Sur le plan des principes, Grutter apportait peu d’innovations par rapport à l’opinion du juge Powell dans l’affaire Bakke, dont il s’approprie le raisonnement. La décision comportait néanmoins un triple intérêt. En premier lieu, elle donnait une force juridique explicite au raisonnement de Powell dans l’affaire Bakke, dont la portée contraignante était jusque-là discutée. Elle fermait ainsi la porte à une remise en cause des principes de Bakke par les cours d’appel fédérales, comme cela avait été le cas dans l’affaire Hopwood. En second lieu, la confrontation des deux solutions adoptées le même jour dans les affaires Grutter et Gratz donnait chair aux distinctions opérées par l’opinion du juge Powell et précisait les bornes à ne pas dépasser dans la prise en compte du facteur « racial » ou ethnique. La Cour estima ainsi que dans l’affaire Gratz, le « bonus » donné aux candidats issues des minorités était tel qu’en pratique, on se trouvait exactement dans une des hypothèses écartées par le raisonnement de Powell : celle où les candidats issus des minorités se verraient quasiment garantir l’admission et seraient mis à l’abri de toute compétition avec les autres candidats. En troisième lieu, et c’est sans doute l’apport essentiel, Grutter insistait sur le caractère limité dans le temps que devait revêtir la discrimination positive. L’opinion de la juge O’Connor comportait en effet une « clause de rendez-vous » à peine voilée : « La Cour prend au mot la Faculté de droit lorsqu’elle indique qu’elle ne souhaiterait rien mieux que de pouvoir utiliser des règles d’admission dépourvues de considérations raciales et mettra fin aux règles actuelles aussitôt que cela sera praticable.  La Cour espère que d’ici 25 ans, l’usage des critères raciaux ne sera plus nécessaire pour atteindre les objectifs dont elle a admis aujourd’hui le caractère légitime » (“The Court takes the Law School at its word that it would like nothing better than to find a race-neutral admissions formula and will terminate its use of racial preferences as soon as practicable. The Court expects that 25 years from now, the use of racial preferences will no longer be necessary to further the interest approved today. » – Nota : la formule « The court expects… »  est ambigüe, car en anglais, « expect » a un sens ambivalent. Selon le contexte, il peut signifier à la fois « espérer » –  souhait –  et « s’attendre à… » –  probabilité).


     La réforme des conditions d’admission en premier cycle à l’Université du Texas, contestée dans l’affaire Fisher, est une conséquence indirecte de la décision Grutter (les développements de ce paragraphe sont tirés de l’excellente présentation de Lyle Denniston sur Scotusblog : College admisssions case : Made simple). En 1997, les organes législatifs de l’Etat du Texas, prenant acte de la décision de la cour d’appel fédérale dans l’affaire Hopwood, abrogèrent les règles préférentielles d’admission pour les minorités. Ils substituèrent à ces règles d’admission une règle connue sous le nom de « règle des 10 % » (« Top ten percent plan »), qui permet à tout élève de lycée qui figure dans les 10 % des meilleurs élèves de sa classe d’être admis à l’université du Texas. Cette règle, tout en ayant l’avantage de ne faire aucune référence au critère racial, permettait d’assurer une certaine diversité sociale et ethnique au sein de l’université, les élèves issus des minorités étant souvent regroupés dans les mêmes établissements – situation dénoncée par ailleurs, car elle reflète une forme de ségrégation sociale et géographique. Bien qu’elle ait permis l’admission d’un nombre important d’élèves issus des minorités, la règle des 10 % ne fut pas jugée suffisante pour assurer une représentation correcte des minorités. En 2005, les organes compétents de l’Université prirent appui sur l’arrêt Grutter pour réintroduire des règles faisant appel au facteur racial. Ces règles étaient inspirées de celles de l’université du Michigan – du moins, de celles qui avaient été validées dans Grutter. Leur effet fut particulièrement sensible sur la population des étudiants noirs, dont le nombre d’admis en 2008 était le double par rapport aux années du « plan des 10% » et, dans une moindre mesure, sur le nombre d’étudiants hispaniques (qui fut multiplié par 1,5 – Chiffres cités par Lyle Denniston).


      Abigail Fisher, une jeune femme blanche résidant au Texas, s’est vu refuser son admission à l’Université du Texas en 2008. Estimant que les règles d’admission préférentielles pour les minorités avaient contribué à ce refus d’admission – dans la mesure où, toutes choses égales par ailleurs, son admission était plus difficile que celle d’un étudiant noir ou hispanique-, elle a porté l’affaire devant les juridictions fédérales, qui rejetèrent sa requête en première instance, puis en appel. La Cour suprême a accepté d’examiner le pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel. Abigail Fisher, entretemps, s’est inscrite à l’université de Louisiane, et a obtenu son diplôme de premier cycle – ce qui posera des questions de procédure tenant à la persistance du litige, car l’intérêt pratique de l’affaire se limite désormais à… une poignée de dollars, soit le montant des frais d’examen de dossier non remboursables exposés par Mme Fisher lors de sa demande (voir, sur ce point, l’article d’Adam Chandler, The trouble with Fisher).


     Devant la Cour, et en particulier lors de l’argumentation orale, les conseils d’Abigail Fisher ont soutenu qu’un abandon de Grutter n’était pas une condition sine qua non du succès de leurs prétentions, et qu’une lecture correcte de Grutter pouvait suffire à leur donner gain de cause. Ils ont en particulier tenté de démontrer que, dans les circonstances de l’espèce, il n’existait aucune nécessité pour l’Université du Texas de recourir à des critères raciaux, dans la mesure où il existait déjà, notamment grâce au « plan des 10 % », une « masse critique » d’étudiants issus des minorités (18 % de noirs et d’hispaniques – les minorités sous-représentées par rapport dans leur poids dans la population générale –, et 21 % d’étudiants d’origine asiatique). [NB : depuis de nombreuses années, le pourcentage d’étudiants d’origine asiatique dans les meilleures universités est supérieur à leur poids dans la population générale. Les adversaires de l’affirmative action tentent d’en tirer argument pour souligner qu’elle est au mieux inutile, au pire nuisible pour certaines minorités. Mais certains ont aussi souligné que les étudiants asiatiques avaient été davantage victime de la discrimination « tout court » que de la discrimination positive, par l’application officieuse de critères d’admission plus stricts destinés à limiter leur nombre – voir, sur ce sujet, le livre du journaliste Daniel Golden, The price of admission  ]. Mais comme l’on peut notamment constater en lisant quelques-uns des très nombreux mémoires en amicus curiae, il est clair que c’est bien le sort de Grutter, et donc l’opportunité d’un revirement pur et simple ou d’une relecture restrictive de Grutter (qui en ôterait la substance sans l’abandonner formellement, ou « l’éviscèrerait » – « gut it out » – comme disent les Américains)  qui est au cœur du débat.


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     Le fait que moins de 8 ans après Grutter, la discrimination positive à l’université revienne à nouveau devant la Cour, en dit assez long sur le caractère controversé du sujet – qui polarise presque autant la société américaine que le mariage entre personnes de même sexe ou que l’Obamacare (v. ADL du 15 juillet 2012). Même s’il n’existe aucune règle précise en la matière, la Cour s’attache généralement, pour des raisons de stabilité  juridique et de gouvernance interne à la Cour, à ne pas revenir à bref délai sur des solutions clairement tranchées. Mais il peut arriver que, sur un sujet particulièrement discuté, les rapports de force l’emportent sur le principe de « stare decisis » (l’impératif de stabilité jurisprudentielle). Cela pourrait bien être le cas dans l’affaire Fisher.


     Indépendamment de la question de sa légalité, le débat sur l’opportunité de la discrimination positive aux Etats-Unis fait également rage. Faute de pouvoir en présenter les tenants et les aboutissants dans le cadre limité d’une chronique, on en réduits à l’esquiver plutôt qu’à l’esquisser –d’autant qu’il suppose d’aborder deux questions distinctes, celle de la justice et celle de l’efficacité. Qu’il soit cependant permis de signaler deux points. Au cours des dernières les principaux reflux de la discrimination positive dans l’enseignement supérieur ne sont pas venus des cours, mais du processus politique : dans beaucoup d’Etats, les politiques de discrimination positive fondées sur des critères raciaux ont été abolies par voie référendaire – comme ce fut le cas en Californie en 1996 avec la proposition 209 – ou par les législatures des Etats – comme dans le Michigan, en 2006. L’exemple californien, et c’est le second point, est intéressant à plus d’un titre. Il montre en effet, comme l’a souligné l’Université de Californie dans un amicus curiae, que le fossé éducatif entre les minorités les moins favorisées – les noirs, et dans une moindre mesure les hispaniques – et le reste de la population reste un problème majeur. L’arrêt de la discrimination positive a en effet eu pour effet une baisse significative du pourcentage d’étudiants noirs. Les adversaires de la discrimination positive en font un argument pour démontrer qu’en près de trente ans d’existence, elle n’a pas atteint ses objectifs. L’Université de Californie – première institution d’enseignement public du pays – souligne au contraire qu’aucune des nombreuses mesures alternatives qu’elle a mises en place depuis 1996 pour pallier l’arrêt de la discrimination positive n’ont permis d’atteindre des résultats équivalents en termes de promotion des minorités.


     Même s’ils n’ont pas, et de loin, le monopole des inégalités éducatives – la France serait mal placée pour donner des leçons sur le sujet… – les Etats-Unis ont un défi particulièrement difficile à surmonter. Ils doivent, comme tous les pays développés, faire face à de profondes inégalités culturelles et sociales dans le domaine de l’éducation. Mais ils doivent aussi porter le fardeau d’un passé spécifique de discrimination raciale qui, bien après son abandon formel, continue de structurer la société et d’empoisonner le débat.


     La solution, très attendue, de l’affaire Fisher permettra de savoir dans quel cadre, selon quels moyens dans et quelles limites juridiques peut se conduire ce combat pour la réussite éducative.


Cour suprême des États-Unis, Fisher v. University of Texas at Austin, Case n° 09-50822 ; Docket File N° 11-345 – Argumentation orale des parties le 10 octobre 2012 (transcription complète des débats).


Ressources et bibliographie :


1°/- En français : on peut utilement se reporter aux Grands arrêts de la cour suprême des Etats-Unis, Elisabeth Zoller (éditions Dalloz 2010) qui contient un article sur l’affaire Grutter. Et, pour une analyse plus complète, aux travaux de Gwenaële Calvès (L’affirmative action dans la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis. Le problème de la discrimination « positive », Paris LGDJ 1998) et à l’ouvrage publié sous la direction de Sophie Robin-Olivier et Frédéric Guiomard, Diversité et discriminations raciales : une perspective transatlantique (dir.), Dalloz, 2009.


2°/- En anglais :  

– Le site Scotus blog a consacré un dossier complet à l’affaire Fisher, et notamment trois articles de présentation générale (deux articles de Lyle Denniston et un article de Stephen Wermiel) et un symposium en ligne regroupant un dizaine de points de vue d’universitaires sur l’affaire Fisher (voir, par exemple, la contribution du Professeur Vikram Amar)

– Le site Oyez contient également deux excellentes vidéos de présentation de l’affaire Fisher : discussion entre les professeurs Carolyn Shapiro et Sheldon Nahmod.


Pour citer ce document :

Johann Morri, « Cour suprême des Etats-Unis : Fin de partie pour la discrimination positive à l’Université ? » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 27 octobre 2012.


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact