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13 décembre 2013

Discrimination et vie familiale (Art. 14 et 8 CEDH) : La fin annoncée de l’exception grecque et l’occasion manquée d’appréhender la « vie commune » des couples homosexuels sous forme d’obligation positive


Par Christos L. Giannopoulos*


     La Cour EDH, avec son arrêt Vallianatos c. Grèce, vient de condamner la Grèce sous l’angle des articles 14 et 8 du texte conventionnel en raison de l’exclusion des couples homosexuels de la loi sur le pacte de « vie commune ». En effet, la loi n° 3719/2008, intitulée « Réformes concernant la famille, l’enfant, la société et autres dispositions », a introduit pour la première fois en Grèce, parallèlement au mariage, une forme officielle alternative de vie commune, le « pacte de vie commune », réservée aux adultes de sexe différent, ce qui implique une discrimination injustifiée entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels, au détriment de ces derniers.


     Le 7 novembre 2013 la Grande Chambre de la Cour EDH a examiné la conventionalité d’une loi votée par le Parlement grec sur le pacte de « vie commune ». En réprouvant la particularité de la situation grecque, étant donné que « parmi les différents Etats du Conseil de l’Europe seul la Lituanie et la Grèce prévoient une autre forme de partenariat enregistré destinée uniquement aux couples de sexe opposé » (§ 26 de l’arrêt), la Cour se situe, comme d’habitude, entre l’activisme et la retenue, entre aller trop loin et ne pas aller assez loin. Ce constat nous amène à apprécier dans un premier lieu ce qu’apporte la condamnation de la Grèce concernant l’avènement de la protection de la « vie commune » des homosexuels (1°) – une question assez épineuse et sensible. Or, même si la Cour franchit des petits pas vers la pleine reconnaissance de leurs droits, en l’occurrence elle esquive malheureusement la question de la reconnaissance de l’existence d’une obligation positive pesant sur l’Etat grec pour l’instauration d’un partenariat enregistré couvrant leurs relations (2°).


1°/- Les apports de la condamnation grecque sur l’avènement de la protection de la « vie commune » des couples homosexuels


     A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 29381/09 et 32684/09) dirigées contre la République hellénique et soumises à la Cour les 6 et 25 mai 2009 et examinées conjointement par la Grande Chambre de la Cour à cause de leur similitude tant sur les fais qu’en droit. Les neuf requérants (huit personnes physiques et une personne morale) alléguaient la violation à leur droit à la vie privée et familiale sous l’angle des articles 8 et 14 combinés du fait que le pacte de « vie commune » (σύμφωνο συμβίωσης) instauré par la loi no 3719/2008, fût destiné uniquement aux couples majeurs de sexe opposé, impliquant ainsi une « discrimination injustifiée entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels, au détriment de ces derniers » (§ 3).


A – La prétendue singularité de la loi grecque sur le « pacte de vie commune »


     La loi grecque sur le « pacte de vie commune » est entrée en vigueur le 26 novembre 2008, donnant aux personnes majeures hétérosexuelles la possibilité d’inscrire leur relation dans un cadre juridique plus souple que celui de l’institution du mariage. En effet, la loi a pour la première fois introduit dans l’ordre juridique grec une forme de partenariat enregistré visant à lutter contre l’accroissement du chiffre des personnes vivant en union libre et l’augmentation des familles monoparentales – le nombre d’enfants nés en Grèce hors mariages représentent 5 % environ du nombre total des enfants nés dans le pays (§§ 10, 16, 62-68).


     Or, son champ d’application se limite aux personnes majeures de sexe opposé (§ 16), écartant ainsi de plano les couples homosexuels. Le législateur grec, nonobstant le fait qu’il a tenu compte de la nature dynamique de la notion de vie familiale, n’a pas estimé opportun d’élargir son champ d’application, l’intitulé même de la loi (« Réformes concernant la famille, les enfants et la société ») prouvant de sa volonté initiale (§ 37). Comme il a été avancé par le ministre de la Justice lors du vif débat parlementaire : « la société n’ [était] pas encore assez mature pour accepter la cohabitation des couples de même sexe » (§ 14), le gouvernement fut persuadé qu’« il ne [fallait] pas aller plus loin. Il ne [fallait] pas inclure les couples de même sexe [au projet de la loi], (…) les exigences et besoins de la société hellénique commandent de ne pas aller si loin » (§ 11). Ces propos reflètent la position de certains pans conservateurs de la société grecque (notamment l’Eglise grecque) opposés à toute sorte de reconnaissance officielle d’une autre forme de « vie commune » que les mariages religieux et civils, d’autant plus d’un éventuel prolongement du pacte aux couples homosexuels.


       Tel semble être au final le fil conducteur de la défense du gouvernement grec au prétoire de la Cour, mettant l’accent notamment sur la singularité de la loi grecque. Selon le Gouvernement, la loi en cause visait non pas à règlementer toutes les formes d’union libre, mais seulement à protéger des enfants qui naissent d’unions libres entre personnes hétérosexuelles ainsi que les personnes majeures hétérosexuelles ne souhaitant pas se lier par le mariage (§ 63). Dans la même logique, la loi grecque se distingue des lois similaires adoptées par d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe, ces dernières ayant établit certaines formes de partenariat enregistré produisant « des effets sur les relations pécuniaires entre les contractants », tandis que celle-ci se « focalise plutôt sur les relations personnelles » (§ 68).


      Ces arguments tirées de la prétendue particularité de l’intervention législative grecque ont été combattus par les requérants qui considéraient que la Grèce s’était, avec cette pratique, « [éloignée] de manière claire et radicale du dénominateur commun des pays européens en la matière », leur exclusion du champ de l’application de la loi portant préjudice à l’homosexualité (§ 60).


B – La condamnation strasbourgeoise dû au manquement d’une justification objective et raisonnable


     La Cour, avant de tenter de déterminer si l’omission du législateur grec constituait une discrimination indirecte pour les couples homosexuels, a examiné les griefs concernant la recevabilité de l’affaire. La Cour a été appelée à apprécier si les requérants avaient la qualité de victimes, compte tenu du fait qu’ils n’étaient pas directement touchés par la loi en cause. Estimant que la notion de victime était une notion autonome devant être interprétée de façon indépendante des notions internes, la Cour a reconnu à tous les requérants un intérêt à agir – à l’exception de l’association « Synthessi-Information, sensibilisation, recherche ». Elle a rappelé que l’article 34 visait non seulement la ou les victimes de la violation alléguée, mais également « toute victime indirecte à qui cette violation causerait un préjudice ou qui aurait un intérêt personnel valable à obtenir qu’il y soit mis fin » (voir, Delfague c. Belgique, n° 37330/02, 20 avril 2006, §46 et Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, n° 26698/05, 27 mars 2008, § 38).


     Après l’examen de la recevabilité de l’affaire, la Cour est passée à l’examen de l’affaire sur le fond. Sous l’angle des articles 14 et 8 de la Convention, la Grande Chambre répète sa jurisprudence stable, ainsi que les principes qui s’en dégagent.


     En effet, au fil de la dernière décennie la Cour a eu l’opportunité d’ouvrir les catégories des violations alléguées au titre de l’article concernant la vie privée et familiale en s’appuyant soit sur le seul fondement de l’article 8 de la Convention, soit sur une lecture combinée des articles 14 et 8. Dans ces circonstances, elle a pu se prononcer sur la fixation, en matière pénale, d’un âge de consentement différent pour les rapports homosexuels d’une part et pour les relations hétérosexuelles d’autre part (L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, 9 janvier 2003), sur l’attribution de l’autorité parentale (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, 21 décembre 1999), sur l’agrément des postulants à l’adoption d’un enfant (Fretté c. France, no 36515/97, 26 février 2002; E.B. c. France [GC], no 43546/02, 22 janvier 2008, et Cour EDH, 5e Sect. 15 mars 2012, Gas et Dubois c. France, Req. n° 25951/07 – ADL du 16 mars 2012), sur le droit du partenaire survivant à la transmission du bail contracté par le défunt (Karner c. Autriche, n°40016/98, 24 juillet 20003, et Kozak c. Pologne, no 13102/02, 2 mars 2010), sur le droit à une couverture sociale (Cour EDH, 1e Sect. 22 juillet 2010, P.B. et J.S. c. Autriche, Req. n° 18984/02 – ADL du 30 juillet 2010), sur l’accès des couples homosexuels au mariage ou à une autre forme de reconnaissance juridique (Cour EDH, 1e Sect. 24 juin 2010, Schalk et Kopf c. Autriche, Req. n° 30141/04 – ADL du 24 juin 2010), ainsi que sur l’impossibilité d’accéder à l’adoption coparentale pour les couples de même sexe (Cour EDH, G.C. 19 février 2013, X. et autres c. Autriche, Req. n° 19010/07 – ADL du 26 février 2013).


     Devant cette large gamme de précédents, la Cour, en suivant la proposition des requérants, a identifié dans la présente affaire des similitudes avec l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche (précité) dans laquelle elle a reconnu que la notion de « vie familiale » peut inclure dans son champ d’application un couple de même sexe cohabitant de facto de manière stable. En rappelant que « les couples homosexuels sont, tout comme les couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables » (Schalk et Kopf, précité, § 99), la Cour a conclu que la situation des requérants était comparable à celle de personnes hétérosexuelles pour ce qui relève de leur besoin de reconnaissance juridique et de protection de leur relation de couple, même si les cinquième et sixième requérants ne vivaient pas ensemble (§ 48).


     A l’appui de cette présomption de « vie commune », la Cour a estimé que la loi grecque avait introduit dans l’ordre juridique interne une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle des intéressés. De cette manière, la Cour a fait usage d’un argument substantiel reposant sur la reconnaissance de leur « vie en commun », indépendamment des effets juridiques qu’une telle protection pourrait impliquer (§ 79).


     Ensuite, elle a procédé à un renversement de perspective lorsqu’elle a décidé de faire peser sur le gouvernement grec « la charge de la preuve », estimant que « c’est au gouvernement grec qu’il revient en l’espèce de démontrer que la poursuite des buts légitimes commande d’interdire aux couples homosexuels la possibilité de conclure le “pacte de vie commune“ » (§ 85). Comme elle l’a déjà observé dans l’arrêt Karner c. Autriche, « le but consistant à protéger la famille au sens traditionnel du terme est assez abstrait, et une grande variété de mesures concrètes peuvent être utilisées pour le réaliser »  (Karner, § 41, et Kozak, § 98, précités), l’Etat disposant d’une grande marge d’appréciation pour choisir et mettre en œuvre les mesures appropriées pour protéger la famille et garantir le respect de la vie familiale. Or, les arguments soulevés par le gouvernement ne sont pas parvenus à persuader la majorité, la Grèce n’ayant pas « fait état de raisons solides et convaincantes pouvant justifier l’exclusion des couples de même sexe du champ d’application de la loi » (§ 92).


     Ainsi, la Cour a procédé à un contrôle de proportionnalité au sens strict du terme afin de conclure à la violation de l’article 14 combiné à l’article 8 de la Convention au motif intention du législateur de renforcer la protection juridique des enfants nés hors mariage, et indirectement l’institution du mariage, ne pouvait justifier l’exclusion des couples de même sexe du champ d’application de la loi.


2°/- La réticence européenne devant la reconnaissance d’une obligation positive pour l’instauration d’un partenariat enregistré pour les couples homosexuels


A – La retenue de la Cour EDH sous forme d’une délimitation de l’objet du litige


     La protection de la « vie commune » des couples homosexuels ne constitue pas encore un droit entièrement garanti par la Cour EDH, son périmètre n’étant pas jusqu’à présent bien fixé. Selon le juge strasbourgeois, le concept de « vie familiale » visé par l’article 8 ne se borne pas aux seules familles fondées sur le mariage mais peut englober d’autres relations de facto (pour une présentation détaillée, Les obligations positives en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme. Un guide pour la mise en oeuvre de la CEDH, Précis sur les droits de l’Homme, éditions du Conseil de l’Europe, 2006, notamment pages 38 – 48). Pour déterminer si une relation constitue une « vie familiale », il peut se révéler utile de tenir compte d’un certain nombre d’éléments, par exemple si les membres du couple vivent ensemble, la durée de leur vie commune, s’ils ont eu des enfants ensembles, de manière naturelle ou autre, etc., preuve de leur engagement l’un envers l’autre (X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, Req n° 21830/93). La Cour a ainsi opté pour une approche souple concernant ce qui relève du spectre de la « vie familiale », la vie familiale étant de facto reconnue au titre de la Convention reconnue de facto de la même manière que des liens contractés officiellement (Schlank c. Autriche, précité). Au demeurant, une situation qui est exclue du champ de la « vie familiale » est toujours susceptible de bénéficier de la protection de l’article 8 sous l’angle de la « vie privée ».


     Or, le périmètre de ce champ de bataille a varié au fil des années sous l’influence de l’évolution constante de la société sur le plan socio-économique, l’application de l’article 8 sous la bannière de la « vie familiale » est ainsi devenue une question épineuse. Selon les éléments comparés actuellement accessibles à la Cour, neuf Etats (la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Islande, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, et la Suède) reconnaissent le mariage entre personnes de même sexe, dix-sept Etats membres (l’Allemagne, l’Andorre, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, la Hongrie, l’Islande, l’Irlande, le Liechtenstein, le Luxembourg, les Pays-Bas, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suisse) autorisent des formes de partenariats civils pour les couples de même sexe et seuls le Danemark, la Norvège et la Suède reconnaissent le droit au mariage aux personnes de même sexe sans prévoir en même temps la possibilité de conclure un partenariat civil (§ 25).


     Faute d’un consensus, la Cour EDH en formation solennelle a tenu à fonder sa position sur la tendance actuelle, « tous les Etats concernés [ayant] dans leur grande majorité créé la législation pertinente au cours de la décennie écoulée » (Schalk, § 30, précité), Or, dans la présente affaire la Cour s’est abstenue d’aller plus loin. Elle a ainsi évité la question d’une obligation positive pour l’Etat grec de légiférer en faveur de la création d’un partenariat enregistré pour les couples homosexuels. En soulignant que « le grief des requérants ne porte pas in abstracto sur l’obligation générale de l’Etat grec de prévoir en droit interne une forme de reconnaissance juridique des relations entre personnes homosexuelles » (§ 75) et que ces derniers « (…) se plaignent [uniquement] que la loi no 3719/2008 prévoit le “pacte de vie commune“ pour les couples de sexe opposé, écartant ainsi de plano les couples de même sexe de son champ d’application » (§ 75), elle n’a pas tranché la question plus générale de la reconnaissance de la « vie commune » des couples homosexuels découlant de l’article 8 de la Convention sous forme d’une obligation positive.


     Il est vrai que jusqu’à présent, la jurisprudence de la Cour a essentiellement établi deux obligations générales sous l’angle de la vie familiale, à savoir l’obligation d’assurer une reconnaissance juridique des liens familiaux (arrêt Marckz c. Belgique, 27 avril 1979) et de celle d’agir en vue de maintenir la vie familiale (voir, entre autres : Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, n° 9214/80, 9473/81 et 9474/81, 24 avril 1985 ; Gül c. Suisse, n° 23218/94, 22 janvier 1996 ; Ahmut c. Pays-Bas, n°21702/93,  26 octobre 1996 ; Ciliz c. Pays- Bas, n° 29192/95, 11 juillet 2000 ; Sen c. Pays-Bas, n° 31465/93, 21 décembre 2001). Tous les deux se placent sur un point de vue procédural en appelant l’organisation des procédures internes en vue d’assurer une meilleure protection des personnes.


     En l’espèce la Cour a eu l’opportunité de reconnaître une obligation positive substantielle découlant de la nature même de l’article 8 de la Convention. Dans cette hypothèse, l’Etat tient le cap d’une obligation inhérente et primaire d’officialiser l’union des couples du même sexe par voie d’action législative. A cet égard, il ne faut pas oublier le fait qu’une obligation positive génère à la charge des Etats des obligations d’action, les articles conventionnels devenant en effet à la fois une limite et un moteur de l’action étatique (pour une systématisation de la notion des obligations positives, voir Frédéric Sudre, Les obligations positives dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, RTDH, 1995, n°23, pp. 363- 384 ; D. XENOS, The positive obligations of the State under the European convention of human rights, PhD, Routledge, 2011, l’auteur traite le sujet d’un point de vue plus technique notamment sous le prisme de leur effet horizontal). Dans ce dessein, la reconnaissance d’une obligation positive envers l’Etat grec visant à instaurer une loi officialisant la « vie commune » des couples homosexuels comme « une exigence inhérente à un droit spécifique » (Frédéric Sudre, ibid, p. 367), à savoir l’angle « vie familiale » de l’article 8 de la Convention de la protection de la vie familiale constituait le moindre que la Cour pouvait avancer pour cette catégorie délicate de personnes.


     Néanmoins, la retenue de la Cour EDH face à un tel progrès est regrettable, pour les raisons qu’on expliquera ci-après.


     Premier point. La Cour rencontre aujourd’hui des difficultés pour élargir le droit au mariage aux couples homosexuels, le libellé même de l’article 12 renvoyant aux lois nationales. La Cour a réitéré cette barrière matérielle dans l’affaire Schalk c. Autriche (précité) où, au-delà des faits d’espèce, elle a constaté que « même si l’article 12 peut s’interpréter comme n’excluant pas le mariage entre deux hommes ou entre deux femmes (…), toutes les autres dispositions matérielles de la Convention accordent des droits et libertés à “toute personne“ ou indiquent que “nul“ ne peut être l’objet de certains traitements interdits. Force est donc de constater que les mots employés à l’article 12 ont été choisis délibérément » (Schalk c. Autriche, précité, § 55). Une telle lecture littérale de la Convention comme un ensemble (l’exigence de la fameuse harmonie entre les dispositions conventionnelles) a permis à la Cour de reconnaître à l’Autriche une certaine marge de manœuvre par rapport à l’extension de l’institution du mariage aux couples homosexuels. Dans ce contexte et étant donné que la capacité interprétative du juge strasbourgeois n’est pas sans limite, la Cour pourrait, sous forme d’une obligation positive inhérente à l’article 8 de la Convention, renforcer son arsenal juridique afin de se préparer au mieux aux questions épineuses à venir, vu que « les conséquences juridiques [elles-mêmes] du partenariat enregistré [dans les Etats membres] sont variables, allant d’une équivalence quasi-totale avec le mariage à l’octroi de droits assez limités » (Schalk, précité, §64), et que les Etats contractants ne sont pas toujours enthousiastes à l’idée de suivre les enseignements de la jurisprudence strasbourgeoise.


     Second point. Dans la présente affaire l’omission du législateur grec est délibérée, son comportement constitue une ingérence passive, la « carence » législative portant atteinte en elle-même et en soi à l’essence même du droit de la « vie familiale ». D’ailleurs, il n’est pas sans intérêt de souligner que le législateur grec avait plusieurs indices pour apercevoir l’incompatibilité de la législation grecque en la matière avec les exigences européennes, le rapport de la Commission nationale des droits de l’homme ayant « invité les autorités compétentes à reconnaître juridiquement le pacte de vie commune pour les couples constitués de personnes du même sexe » (§ 23-24). Toujours dans le même sens, le Conseil scientifique du Parlement grec dans son rapport avant l’adoption de la loi a dressé le bilan de la jurisprudence européenne, proposant d’englober de manière plus générale des rapports équivalents de facto à la vie familiale et établis en dehors des liens du mariage (page 2 du rapport). De même, les éléments du droit comparé, européen et international font preuve d’une telle incompatibilité, notamment la Résolution 1728(2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, intitulée « Discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre ».


     Dernier point, mais non le moindre. Comme cela a déjà été souligné, la condamnation de la Grèce témoigne de l’incompatibilité de la législation grecque avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention. La Grèce dispose aujourd’hui de deux possibilités afin de gommer ce problème et d’éviter une telle condamnation à l’avenir : soit étendre le bénéfice de la protection de la loi aux couples homosexuels et leur reconnaître une forme officielle de vie en couple, soit gommer la discrimination en retirant la loi. Or, même si la première solution est la plus souhaitable, personne ne peut nier à la Grèce sa capacité de suivre la deuxième voie, surtout parce qu’elle peut choisir librement les moyens à utiliser pour effacer la discrimination indirecte issue de la législation en cause sous la seule condition de garantir le même traitement des personnes placées dans des situations comparables (Burden c. Royaume-Uni [GC], n°13378/05, §60, Schalk et Kopf, précité, §96, X et autres, précité, §98). Néanmoins, cette situation – sûrement embarrassante – pourrait être évitée si la Cour avait reconnu expressément l’obligation positive de la Grèce d’instaurer un partenariat civil pour les couples homosexuels au but de protéger leur droit à la « vie commune », la nature même de l’obligation positive a une portée qui se situe au-delà de la simple obligations de résultat et de l’autorité de la chose jugée (Frédéric Sudre, ibid, p. 382).


B – La nature « continue » de la violation alléguée et le débat autour de la fonction « législative » de la Cour EDH


     Pourtant, même si la démarche n’a finalement pas abouti, la Cour a procédé à un contrôle dans l’abstrait de la conventionalité de la loi grecque. Comme le signale le juge Pinto de Albuquerque dans sa dissidence, la Cour a en l’occurrence fonctionné « en tant que tribunal de première instance. (…) La Grande Chambre s’octroie le pouvoir d’examiner in abstracto la conformité avec la Convention des lois non soumises auparavant à un contrôle juridictionnel au plan national ».


     De prime abord, l’argument du juge Pinto de Albuquerque est assez convaincant. La Cour a, en l’espèce, inévitablement examiné les intentions « principales » du législateur grec au-delà de ses intentions « déclarées », de manière à dicter à l’Etat grec la manière dont il devrait concevoir la loi (voir l’avant dernière paragraphe de son opinion dissidente).


     Cependant, le raisonnement de la Grande Chambre du Palais des droits de l’Homme ne doit toutefois pas être extrapolé. Il ne faut pas aller jusqu’à estimer que la Cour a joué en l’espèce le rôle d’un « législateur positif » supranational. Aucune volonté de subsomption des juridictions nationales comme les premiers garants du droit commun de la Convention ne saurait être présumé. L’intervention prompte de la Cour EDH devant une omission législative censément commise par la Grèce est le résultat d’un manquement de recours effectif en droit interne.


     Bien entendu, l’argument tiré du non épuisement des voies de recours internes fut également soulevé par le gouvernement grec lors de la phase de la recevabilité, le droit grec reconnaissant depuis longtemps le concept d’acte dommageable spécial de droit public (les articles 104 et 105 de la loi d’accompagnement du code civil) (voir notamment §§18-20, §§39-40). Or, selon la jurisprudence stable de la Cour, l’existence seule d’un recours dans l’ordre interne n’est pas suffisante en tant que telle, « (…) la règle de l’épuisement des voies de recours internes, énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, se fonde sur l’hypothèse, (…), que l’ordre interne offre un recours effectif en pratique comme en droit quant à la violation alléguée » (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152; Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, §§ 96-98). En l’espèce, la Cour a jugé ce recours inapproprié et inadéquat pour la réparation du préjudice causé aux requérants, vu que les violations alléguées avaient un caractère constant.


     Il est vrai qu’en l’espèce, la seule existence de la loi grecque sur « le pacte de vie commune » porte atteinte aux prévisions de l’article 8 sous l’angle de la protection de la « vie familiale », ses effets ayant une durée indéterminée (pour une analyse en détails sur la notion de violation continue, voir L. Loucaides, The concept of « continuous » violations of human rights, in Mélanges R. RYSSDAL, Protection des droits de l’Homme: la perspective européenne, Carl Heymanns Verlag KG, 2000, pp. 803 – 815 ; spéc. 805). Sous ce prisme, la seule allocation d’une somme à titre de réparation ne semble donc pas de nature à pouvoir porter remède au préjudice des requérants.


     La Grande Chambre a d’ailleurs pris toutes les précautions afin de tempérer la portée de l’arrêt rendu. Elle n’a ainsi pas suivi la demande des requérants qui l’invitait à faire des recommandations au législateur grec afin de combler les lacunes du système grecque (§ 96), une pratique qui n’est pas surprenante car la Cour EDH a de plus en plus ces dernières années donné aux Etats membres des orientations, voire des instructions d’ordre individuel ou général afin de restituer le préjudice (Voir parmi d’autres, M. Afroukh, « La Cour européenne des droits de l’Homme et l’exécution de ses arrêts », in Revue des Droits et des libertés fondamentaux ; voir aussi l’opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire Fabris c. France [G.C.], n°16574/08 du 7 février 2013).


     Qu’il en soit, il ne faut pas revenir sans cesse sur le rôle « législatif » de la Cour EDH. Il incombe à son office de « clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention » (Irlande c. Royaume-Uni, n° 5310/71, 18 janvier 1978, §239 ; Karner c. Autriche, 24 juillet 2003, §26), le chemin passant – à maintes fois inévitablement – par un contrôle « abstrait » de la législation étatique, ce qui en soi ne doit pas nous ébranler tant que la requête est introduite à son prétoire par un recours individuel (article 34 de la Convention).


Cour EDH, G.C. 7 novembre 2013, Vallianatos c. Grèce, Req. n° 29381/09 – Communiqué


Jurisprudence liée:

Sur les obligations (de protection) positives de la vie privée et familiale : Cour EDH, G.C., 21 avril 1979, Marckx c. Belgique, Req. n°6833/74 ; Cour EDH, Chambre, 20 septembre 1994, Kroon et autres c. Pays-Bas, Req. n° 18535/91; Cour EDH, G.C., 30 juillet 1998, Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, Req. n° 22985/93 et 23390/94; Cour EDH, 3e Sect. 12 septembre 2003, Kück c. Allemagne, Req. n° 35968/97; Cour EDH, 4e Sect. 13 juillet 2004, Pla et Puncerau c. Andorre, Req. n° 69498/01.

– Sur l’appréhension conventionnelle – notamment via le principe de non-discrimination – des différentes formes de structures familiales : Cour EDH, G.C., 7 février 2013, Fabris c. France, Req. n° 16574/08 – ADL du 11 février 2013 ; Cour EDH, 5e Sect. 15 mars 2012, Gas et Dubois c. France, Req. n° 25951/07 – ADL du 16 mars 2012 ; Cour EDH, 4e Sect. 11 octobre 2011, Genovese c. Malte, Req. n° 53124/09 – ADL du 11 octobre 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 3 décembre 2009, Zaunegger c. Allemagne, Req n° 22028/04 – ADL du 5 décembre 2010 ; Cour EDH, 5e Sect. 15 septembre 2011, Schneider c. Allemagne, Req. n° 17080/07 – ADL du 17 septembre 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 21 décembre 2010, Anayo c. Allemagne et Chavdarov c. Bulgarie, Resp. Req. n° 20578/07 et n° 3465/03  – ADL du 26 décembre 2010.


Pour citer ce document :

Christos L. Giannopoulos, « La fin annoncée de l’exception grecque et l’occasion manquée d’appréhender la “vie commune“ des couples homosexuels sous forme d’obligation positive », [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 13 décembre 2013.


* Christos L. Giannopoulos est doctorant en droit public (Université de Strasbourg)


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact