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29 novembre 2013

Interdiction des discriminations (Art. 14 CEDH) : La justice française renvoie au législateur le soin de se prononcer sur les contrôles d’identité au faciès


par Axelle Keles


      « C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer » (« Les identités meurtrières », Amin Maalouf). L’apparence et l’appartenance supposée à une origine peut être source de difficultés lors de contrôles d’identité en raison de l’existence de certains stéréotypes. Malgré une volonté affichée du candidat Hollande de lutter contre ce phénomène de « délit de faciès » (proposition n° 30 de François Hollande lors de sa campagne présidentielle de 2012), peu d’efforts ont été faits en la matière en raison principalement de l’opposition du ministre de l’Intérieur à l’introduction du récépissé de contrôle. Au moment où les contestations de la part des victimes de contrôles d’identité systématiques et discriminatoires battent leur plein, dans le cadre d’une campagne menée par la fondation Open society justice initiative (OSJI), soutenue par de nombreuses associations de défense des droits de l’homme et syndicats, le Tribunal de Grande Instance de Paris a décidé, par treize décisions identiques rendues le 2 octobre 2013, qu’il ne ressortait pas de sa compétence de juger de l’éventuelle responsabilité de l’Etat dans son rôle de législateur concernant les contrôles d’identité et leur mise en œuvre.


     Pour la première fois en France, des victimes de contrôles au faciès ont engagé une procédure en responsabilité contre l’Etat et le ministre de l’Intérieur car elles estiment avoir subis des contrôles d’identité discriminatoires. Les treize demandeurs ont été déboutés de leur demande de réparation de leur préjudice moral par des décisions en tous points identiques, quel que soit le motif du contrôle et les circonstances de fait propres à chaque espèce, rendues par le Tribunal de Grande Instance de Paris (TGI) le 2 octobre 2013. Pour les juges, les demandeurs critiquaient en réalité le régime juridique applicable aux contrôles d’identité et l’absence de garanties procédurales entourant sa mise en œuvre, notamment le respect des droits fondamentaux de la personne humaine. Selon le TGI, il ne ressort pas de sa compétence et, plus largement, de celle des juridictions de l’ordre judiciaire de « se prononcer sur l’éventuelle responsabilité de l’Etat du fait de l’adoption d’une loi dont les dispositions feraient l’objet de discussions ». Il a par ailleurs, à tort, estimé que le régime de partage de la charge de la preuve issu de la directive européenne « race et origine ethnique », transposée en droit français par la loi de 2008, n’était pas applicable à une juridiction civile.


     La tension en France autour du contrôle au faciès – La question des contrôles systématiques et discriminatoires a trouvé son apogée en 2005 lorsque deux adolescents, Zied Benna et Bouna Traoré, ont trouvé la mort dans un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois, après avoir tenté d’échapper à un contrôle d’identité. L’un des arguments de défense avancé par les policiers était que si ces jeunes n’avaient rien à se reprocher, alors ils se seraient soumis sans opposition au contrôle d’identité. En effet, il serait difficile d’imaginer la raison ayant motivé deux jeunes irréprochables de refuser un contrôle d’identité. Pourtant les chiffres issus de nombreuses études sont formels, les individus perçus comme « noirs » ou « arabes » par les policiers subissent respectivement six et huit fois plus de contrôles d’identité que ceux dont l’apparence est « européenne » (v. en particulier Open Society Justice Initiative, « Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris », Rapport de 2009, par Fabien Jobart et René Lévy, 84 p.). Bien loin de l’image multi-ethnique de la France des années 1990, consacrée par l’expression « Black Blanc Beur », une forte discrimination est ressentie par les victimes de ces contrôles fréquents qui ont l’impression d’appartenir à une catégorie distincte de citoyen. Avant de s’interroger sur la substance des treize décisions du TGI de Paris du 2 octobre 2013, il est nécessaire de définir le profilage ethnique.


     Définition du contrôle au faciès (profilage ethnique) – « Le profilage ethnique, ou contrôle au faciès, se définit comme le recours par les forces de l’ordre, pour appuyer leur décision et tenter de déterminer quels individus sont susceptibles d’être (ou d’avoir été) impliqués dans des activités criminelles, à des généralisations fondées sur l’apparence ethnique, la race, la religion ou l’origine nationale supposée des individus, plutôt qu’à des soupçons raisonnables, des indices objectifs ou des critères liés au comportement des personnes concernées » (Open Society Justice Initiative, « L’égalité trahie, l’impact des contrôles aux faciès », Rapport de septembre 2013, p. 5). Cette brève définition du contrôle au faciès permet de comprendre les contours de cette notion. Mais cela ne permet évidemment pas de saisir ce qui explique l’existence et la persistance d’une telle pratique en France.


     Dans ses treize décisions du 2 octobre 2013, le TGI de Paris a refusé d’engager la responsabilité de l’Etat dans divers cas de contrôles au faciès effectués par la police, au motif que les demandeurs critiquaient en réalité le régime légal des contrôles d’identité en France. Or, selon la juridiction judiciaire, ce n’est pas à elle de pallier le vide législatif qui empêche d’incriminer explicitement le profilage ethnique. En renvoyant ainsi au législateur cette épineuse question des discriminations résultant de contrôles au faciès, le TGI met toutefois clairement en exergue les déficiences du régime juridique actuel des contrôles d’identité en France (), qui ne fait aucunement obstacle aux contrôles discriminatoires « au faciès », riche en conséquences néfastes ().


1°/- Le régime actuel des contrôles d’identité en France : un dispositif légal déficient


     Indubitablement, les lacunes et incertitudes du dispositif légal français facilitent les contrôles d’identité « au faciès », alors même que ledit dispositif devrait au contraire y faire obstacle (A). L’illustration la plus flagrante de cette inadaptation du droit français réside dans le régime probatoire qui, comme en atteste la solution retenue par le TGI de Paris dans les treize affaires, empêche de saisir aisément des pratiques discriminatoires, par hypothèse éminemment délicates à prouver (B).


A – Un cadre légal trop large qui facilite les contrôles au faciès


     La distinction entre « contrôle répressif » et « contrôle préventif » – Initialement, seuls les contrôles répressifs, c’est-à-dire les contrôles entrant dans le cadre d’une enquête à propos de la commission d’une infraction déterminée, étaient permis. Les contrôles d’identité étaient autorisés seulement sur les individus correspondants à la description d’un suspect précis dans le cadre d’une enquête précise. Les contrôles dits « répressifs » sont effectués par la police judiciaire. Cependant, l’idée d’un contrôle préventif permettant une surveillance policière aléatoire de certaines zones dangereuses au nom de la protection générale de l’ordre public, sans qu’aucune infraction n’ait été nécessairement commise, s’est développée et s’est renforcée, notamment avec la peur grandissante du terrorisme. Ce type de contrôles a été admis pour la première fois par la Cour de Cassation dans son arrêt Friedel (Crim. 5 janvier 1973). Le législateur a pris acte de la position du juge à travers la loi n° 81-82 dite « Sécurité-Liberté » du 2 février 1981 en légalisant les contrôles dits « préventifs ». Ces contrôles « préventifs » sont dits de « police administrative ».


     Les deux types de contrôles se différencient donc simplement en raison de leur finalité, étant réalisés par les mêmes fonctionnaires de police. Tandis que les contrôles de police judiciaire ont une finalité répressive en lien avec la recherche ou la constatation d’une infraction, les contrôles de police administrative s’inscrivent dans une finalité préventive dont le but est une mission de contrôle ou de surveillance générale destinée à prévenir la commission d’infractions. Alors que les contrôles d’identité sont nécessaires et justifiés dans les cas de contrôles répressifs en raison de la description du suspect, la marge de manœuvre laissée aux policiers dans le cadre des contrôles préventifs est à l’origine d’abus, pouvant déboucher sur les contrôles aux faciès. Au-delà de la prévention, il s’agirait même plus de dissuasion à la commission d’une infraction.


     Dans ces treize décisions du 2 octobre 2013, le juge fait explicitement référence à la distinction entre les deux types de contrôles, rappelant que « l’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée…, pour prévenir une atteinte à l’ordre public » (Art. 78-2, al. 3 du Code de procédure pénale). Mais surtout, et en l’espèce, le juge civil se reconnaît compétent pour statuer sur les demandes indemnitaires ayant trait à tout type de contrôle, sans distinguer selon qu’il s’agit d’un contrôle à finalité préventive ou répressive. A cet égard, le TGI renvoie explicitement à l’article 66 de la Constitution qui dispose, en son alinéa second, que « l‘autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ».


     L’absence de norme interdisant explicitement le contrôle au faciès – Aucune norme française, européenne ou internationale n’interdit explicitement le profilage ethnique. Seules certaines organisations internationales impliquées dans la lutte contre les discriminations (Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne) affirment que le profilage ethnique contrevient aux normes générales prohibant la discrimination. Le contrôle au faciès contreviendrait ainsi à l’application simultanée des principes d’interdiction des discriminations (Art. 14 CESDH) et de liberté de circulation (art. 2 Protocole additionnel n°4 de la CESDH) figurant dans la Convention européenne des droits de l’Homme. Le caractère discriminatoire de ces contrôles d’identité au faciès étant assis sur un ensemble de normes générales et non une norme spéciale et explicite figurant dans la loi, le risque de contrôles discriminatoires est plus important.


B – Un régime probatoire inadapté face à la difficile preuve des discriminations lors de contrôles d’identité


     L’absence de preuve – Alors que le Défenseur des droits avait avancé l’idée d’instaurer un système de délivrance de récépissés à l’issue des contrôles d’identité dans son rapport de 2012 (Défenseur des droits, 16 octobre 2012, Rapport relatif aux relations Police/citoyens et aux contrôles d’identité – ADL du 18 octobre 2012) et que le gouvernement semblait être favorable à sa mise en place, l’idée a finalement été abandonnée. Cette mesure était très attendue par les victimes de ces discriminations, en raison des effets positifs observés à l’étranger où des mesures équivalentes ont été mises en place. En effet, le problème majeur des contrôles d’identité préventif réside dans l’absence de remise d’un justificatif prouvant la réalisation d’un contrôle et l’indication du motif de celui-ci. Tandis que la loi française prévoit les différents types de contrôles, aucune norme ne régit la mise en œuvre de ces contrôles. Ainsi, une personne retenue pour un contrôle d’identité se voit libérée sans preuve de la durée du contrôle, du motif, et de l’agent qui a effectué le contrôle. Sans traces de contrôle, il n’est pas possible d’établir une éventuelle discrimination ou de sanctionner les agents de police fautifs.


     L’absence de preuve des contrôles était la critique principale des treize demandeurs déboutés le 2 octobre 2013 par le TGI de Paris. En effet, ils auraient tous subis un contrôle d’identité sans en connaître le motif, certains contrôles ayant même aboutis à une fouille personnelle et des effets personnels. Les demandeurs ont rappelé qu’en matière de discrimination, le « requérant rapporte l’existence d’une présomption » et qu’ « il appartient au défendeur de la contrer en prouvant que seuls des éléments objectifs et étranger à toute discrimination justifient les faits dont se plaint le demandeur ». En réponse, les défendeurs, c’est-à-dire le ministre de l’Intérieur et l’Etat, sont contentés de dire qu’aucune preuve de la discrimination n’avait été apportée et que la remise d’une attestation de contrôle n’était pas prévue par la loi. Sur la question de la preuve, le TGI estime que les attestations apportées par des témoins de la scène de contrôle ne constituent pas une preuve admise par le tribunal pour établir ou non le caractère discriminatoire de celui-ci. Par conséquent, alors que les agents de police n’ont pas à craindre d’engager leur responsabilité en cas de contrôles « controversés » car ils n’ont aucune obligation de délivrer une preuve du contrôle, les victimes des contrôles répétitifs et discriminatoires, quant à elle, n’ont aucun moyen de faire valoir leurs droits et sont enfermés dans ce système « sans traces ».


     L’insuffisance des mesures de contrôles actuelles et futures – A la place, le gouvernement a préféré suggérer le retour du matricule des agents de police, permettant d’identifier l’agent ayant effectué le contrôle d’identité (à cet égard, v. ADL du 18 octobre 2012). Cependant, le mécanisme d’immatriculation n’est pas encore entré en vigueur. Par ailleurs, le Code d’éthique de la police devrait être modifié courant 2014 afin d’être plus respectueux des libertés fondamentales lors des contrôles, proposition floue et évasive… Les alternatives à la délivrance des récépissés proposées en France semblent bien désuètes, alors même que l’efficacité du système des récépissés a été prouvée à l’étranger.


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2°/- La récurrence des contrôles d’identité « au faciès » en France : une pratique notoirement néfaste


      Bien sûr, l’existence et la persistance des contrôles discriminatoires « au faciès » heurte nombre de droits fondamentaux parmi les plus élémentaires (A). Mais au-delà, et de façon plus profonde encore, ces contrôles emportent également d’importantes conséquences sociales (B).


A – Une pratique contraire à de nombreux droits fondamentaux


     L’essence même de ces contrôles d’identité est susceptible de violer plusieurs libertés fondamentales. Les treize demandeurs ont appuyés leurs demandes sur les droits fondamentaux suivants.


     Violation des principes de non-discrimination et de liberté d’aller et venir – Le principe de non-discrimination inscrit à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (CESDH), ne peut s’appliquer que conjointement avec un autre principe de la CESDH. En l’espèce, le profilage ethnique viole conjointement les principes de non-discrimination et de liberté de circulation (art. 2 du protocole additionnel n°4 CESDH). Le fait de retenir quelqu’un en vue de son contrôle d’identité constitue une atteinte à la liberté d’aller et venir protégée par l’article 2 du Protocole additionnel n°4 à la CESDH. Les seules restrictions pouvant être apportées à cette liberté sont celles prévues par la loi, si elles constituent une mesure nécessaire dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (art. 2 § 3 du protocole additionnel n°4 à la CESDH). La liberté d’aller et venir peut donc en théorie être restreinte en cas de prévention d’infractions pénales. C’est le caractère discriminatoire de la restriction qui pose difficulté, dans le sens où la décision du policier qui effectue le contrôle du choix de la personne « à contrôler » peut être fondée sur un élément discriminatoire.


      Le choix systématique de contrôler une personne en fonction de son apparence crée une rupture d’égalité entre les citoyens. Dans son arrêt Timishev c. Russie, la Cour précise que « la discrimination fondée sur l’origine ethnique réelle ou perçue constitue une forme de discrimination raciale », s’il n’existe « aucune explication propre justifier la différence de traitement entre les personnes ». Elle ajoute « qu’aucune différence de traitement fondée exclusivement ou de manière déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour objectivement justifiée dans une société démocratique contemporaine, fondée sur les principes du pluralisme et du respect de la diversité culturelle » (Cour EDH, 2e Sect. 13 décembre 2005, Timishev c. Russie, Req. N° 55762/00 et 55974/00). En l’espèce, seule la violation du principe de non-discrimination et la rupture du principe d’égalité ont été dénoncées par les treize demandeurs déboutés par le TGI de Paris. Pourtant, le système actuel des contrôles d’identité en France est susceptible de violer d’autres droits fondamentaux.


      Violation du droit au respect de la dignité humaine – Les contrôles au faciès entrainent, en pratique, une violation du principe de dignité humaine garantie par plusieurs normes internationales (préambule et article 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, préambule et art. 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme). La violation reposerait sur le caractère répétitif des contrôles sur certaines personnes ciblées, et sur les éventuels fouilles et palpations de sécurité réalisées sur la voie publique. Les contrôles répétitifs et les palpations sont ressentis par les victimes comme une humiliation, source d’un préjudice morale. Les treize demandeurs ont insisté sur le fait que « le contrôle discriminatoire revêt un caractère vexatoire et dégradant ».


      Violation du droit au respect de la vie privé – Le droit au respect de la vie privée (Art 8 CEDH) – lu à la lumière du droit à la liberté et à la sûreté (Art. 5 CEDH) – a également permis à la Cour européenne de condamner une législation qui, faute d’encadrement suffisant des contrôles, nourrissait « un risque [avéré] d’usage discriminatoire des pouvoirs » de police à l’encontre des populations noires ou asiatiques (Cour EDH, 12 janvier 2010, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, Req. n° 4158/05, § 85 – ADL du 13 janvier 2010 ; sur l’encadrement des contrôles policiers, v. Cour EDH, 3e Sect. Dec. 15 mai 2012, Colon c. Pays Bas, Req. n° 49458/06 – ADL du 8 juin 2012).


     Violation du procès équitable ? Il n’est pas inutile de s’interroger sur le caractère équitable d’un procès (Art. 6 CEDH) où le demandeur qui allègue d’une discrimination supporte entièrement la charge de la preuve. Le raisonnement du TGI selon lequel le mécanisme de répartition de la charge de la preuve prévue par l’article 4 de la loi du 27 mai 2008 n’est applicable qu’« aux relations professionnelles unissant un employeur et son salarié » mais non « à une demande présentée devant une juridiction civile par une personne mettant en cause la responsabilité de l’Etat en invoquant un dysfonctionnement du service public de la Justice » est d’ailleurs contestable. En effet, en contradiction avec l’argumentation du TGI, le rapport du 6 février 2008 de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée Nationale consacré à ce texte souligne clairement que ce dispositif probatoire n’est aucunement limité aux relations professionnelles (« L’article 4 prévoit un aménagement des règles de charge de la preuve au profit des personnes qui engagent une action en justice pour faire reconnaître une discrimination. Il exclut toutefois l’application de ces règles spéciales pour les juridictions pénales, devant lesquelles il ne saurait être dérogé au principe, à valeur constitutionnelle, de présomption d’innocence »).


B – Une pratique riche en conséquences sociales négatives


     Le contrôle systématique des minorités visibles engendre des conséquences dans l’ordre social.


     Alimentation des stéréotypes et du racisme – Les spectateurs de ces contrôles systématiques sur les personnes d’apparence « étrangère » peuvent penser que les contrôles sont légitimes et que l’individu contrôlé était sûrement en tort. Ces stéréotypes peuvent être une cause d’alimentation du racisme et de la xénophobie, d’une part, et d’exclusion d’autre part. Certains parlent d’ailleurs de « citoyens de seconde classe » (Open Society Justice Initiative, L’égalité trahie, l’impact des contrôles aux faciès, in Rapport, septembre 2013, p.10). Un fait plus inquiétant est la normalisation des discriminations, certains parents apprennent à leurs enfants à vivre avec ce risque de contrôle discriminatoire et les préparent à y faire face. S’adapter à la discrimination est-elle un signe d’acceptation de celle-ci ? Ce phénomène est des plus inquiétants.


     Perte de confiance réciproque entre les forces de l’ordre et la population – Les contrôles au faciès engendreraient également une perte de confiance réciproque entre la police et les citoyens. Le niveau de confiance envers la police dépendrait de la tranche de la population interrogée. Tandis que la population majoritaire (d’apparence européenne) a une confiance plutôt élevée envers la police, les minorités visibles, elles, accordent à la police un degré de confiance extrêmement réduit. La fréquence des contrôles au faciès entraine une forte méfiance à l’égard de la police. La présence de forces de police est même parfois perçue comme source d’insécurité. En effet, certaines victimes de provocations policières appréhendent la police plus qu’elles ne se sentent en sécurité en sa présence. En pratique, les provocations policières sont les signes de familiarités observés par des policiers, comme le tutoiement ou un comportement volontairement agressif, afin de provoquer les individus contrôlés en vue de leur inculpation. Les contrôles vécus la plupart du temps comme une injustice, peuvent susciter la peur et l’angoisse de la part des minorités visibles. De la même manière, les policiers qui contrôlent des individus issus de ces minorités visibles peuvent appréhender ces contrôles en raison de la tension palpable. L’atmosphère des contrôles est donc tendue avant même toute mesure de contrôle.


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     Aux termes de ce premier jugement quelque peu historique en France, il est regrettable que le tribunal saisi n’ait pas profité du cadre exceptionnel des treize demandes pour mettre fin aux pratiques contestées de contrôles au faciès ou, à tout le moins, poser les jalons d’un meilleur encadrement. Ce refus de prendre position sur un tel sujet contraste singulièrement avec d’autres contentieux où les juridictions françaises n’ont pas hésité à jouer un rôle précurseur et dynamisant dans certains domaines du droit. Mais quelles que soient les raisons d’une telle esquive judiciaire, et sous réserve que la juridiction d’appel n’infirme pas ces jugements, une chose au moins est acquise : la balle est dans le camp du législateur, du moins pour le moment.


Tribunal de Grande Instance de Paris, 2 octobre, n° 12/05884 (et douze autres jugements identiques)


Bibliographie :

– Open Society Justice Initiative, « L’égalité trahie, l’impact des contrôles aux faciès », Rapport de septembre 2013.

– Carole Girault, « Contrôles et vérifications d’identité », in Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, juin 2010.

– Axelle Keles, « Inédite condamnation du profilage ethnique (« délit de faciès ») en Allemagne » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 6 décembre 2012.


Pour citer ce document :

Axelle Keles, « La justice française renvoie au législateur le soin de se prononcer sur les contrôles d’identité au faciès », [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 28 novembre 2013.


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact