Droit d’asile (Convention de Genève) : Quand le Conseil d’Etat crée une nouvelle catégorie d’étrangers en situation irrégulière


par Raphaël Kempf


     L’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat a tenté de faire œuvre de pédagogie en décrivant, de façon purement prétorienne, la méthode devant être adoptée pour examiner la demande d’asile présentée en France par un réfugié auquel un autre Etat partie à la Convention de Genève de 1951, et même dans le cas d’espèce un autre Etat membre de l’Union européenne, a déjà reconnu cette qualité mais qui ne serait pas en mesure d’assurer cette protection. Aux termes d’un raisonnement dont la logique et les conséquences sont surprenantes, l’arrêt Cimade-B. du 13 novembre 2013 pose beaucoup plus de questions qu’il n’en résout en affirmant que la demande d’asile doit être considérée comme une première demande si le demandeur démontre que sa protection n’est pas effectivement assurée dans le pays qui lui a accordé l’asile. Cela aboutit à des situations dans lesquelles l’étranger qui a obtenu le statut de réfugié dans un autre Etat n’a pas de droit au séjour en France et ne peut être renvoyé ni dans le pays dont il a la nationalité, ni dans celui qui lui a accordé l’asile. Le refus de reconnaître aux ressortissants non communautaires à qui un Etat membre de l’Union européenne a accordé le statut de réfugié un droit au séjour dans l’ensemble de l’UE explique très probablement la solution complexe dégagée par l’arrêt commenté.


     Le pourvoi formé Monsieur B., soutenu par la Cimade, contre une décision de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) du 30 mars 2011 posait une question justifiant son examen par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat. Ce problème a ainsi été formulé par le rapporteur public dans la « feuille verte » (reprise sur le site internet du Conseil d’Etat) : « Une personne s’étant vu reconnaître la qualité de réfugié par un Etat tiers, membre en l’espèce de l’Union européenne, peut-elle, et si oui dans quelles conditions, demander l’asile en France en se prévalant, le cas échéant, de craintes de persécutions dans cet Etat ? ».


      En l’espèce, Monsieur B., ressortissant russe d’origine tchétchène, s’était vu reconnaître la qualité de réfugié par la Pologne le 10 juillet 2008 en raison des risques de persécution auxquels il est exposé en Russie. Il avait en effet participé à la rébellion tchétchène, a été emprisonné par les autorités russes, puis a été détenu et torturé par les hommes de Ramzan Kadyrov, actuel président de la Tchétchénie. S’il a pu être libéré en promettant sa collaboration avec le régime, il a préféré la clandestinité puis a pris la fuite vers la Pologne où il a obtenu l’asile. Il a affirmé avoir subi des menaces en Pologne de la part d’hommes de Kadyrov, dont l’un de ses anciens tortionnaires. Ces menaces l’ont déterminé à venir en France où il a demandé l’asile.


      L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ayant refusé de lui accorder une protection, il a formé un recours devant la CNDA, qui a été rejeté par les Sections réunies aux motifs notamment d’une part qu’il est présumé que la Pologne, Etat membre de l’UE, « assure (…) aux droits fondamentaux des réfugiés qu’elle a reconnus sur son sol une protection adéquate et équivalente à celle généralement assurée par l’ensemble des Etats membres » et que le requérant n’a pas renversé cette présomption ; et, d’autre part, qu’une « personne reconnue réfugiée dans un Etat contractant [à la Convention de Genève de 1951] doit, pour obtenir la reconnaissance en France du droit de s’y établir et d’y transférer les droits attachés au statut, avoir été admise à y séjourner régulièrement », et que tel n’était pas le cas de Monsieur B. (CNDA SR, 30 mars 2011, M. B., n° 09009538 R – v. pages 14-17). La CNDA, dans sa formation solennelle, a donc posé une présomption de respect des droits fondamentaux des réfugiés par les Etats membres de l’Union européenne faisant obstacle à l’examen en France de leur demande d’asile. Cette « présomption du caractère non fondé de cette demande », pour reprendre les termes d’une décision comparable de la CNDA du 17 octobre 2011 (M. A. et Mme K., n° 10026678 et 10026679 C – v. pages 18-20), ne peut être renversée qu’à la double condition de démontrer la crédibilité des craintes de mauvais traitement dans le pays ayant accordé la qualité de réfugié ainsi que d’avoir sollicité la protection du pays d’accueil.


     Cette solution apparaît très proche d’une décision des Sections réunies de la CNDA rendue le même jour ayant appliqué la présomption prévue par le Protocole n° 24 annexé au Traité sur l’UE (dit protocole « Aznar ») pour refuser d’accorder l’asile à un citoyen européen, en l’espèce un Roumain qui faisait valoir les persécutions dont sont victimes les populations roms en Roumanie (CNDA SR, 30 mars 2011, M. L., n° 10013804 R – v. pages 17-18 ; v. aussi CE, 30 décembre 2009, Cosmin, n° 305226, CPDH 8 janvier 2010). Sur le second point, à savoir la question du transfert de la qualité de réfugié, la CNDA a fait application de sa jurisprudence selon laquelle « une personne qui a été reconnue réfugiée dans un pays tiers, doit, pour obtenir le transfert de son statut en France, y avoir été préalablement admise à résider » (CRR, 20 juin 2003, M. M., n° 02009385/407227 C+).


     Par l’arrêt commenté, le Conseil d’Etat casse la décision des Sections réunies et renvoie l’affaire à la CNDA. L’Assemblée du contentieux a validé le raisonnement de la CNDA quant à l’existence d’une présomption de respect des droits fondamentaux des réfugiés dans les États membres de l’Union européenne, mais elle considère qu’une erreur de droit a été commise sur les conditions du renversement de cette présomption. La seconde condition posée par la CNDA est abandonnée par le Conseil d’Etat qui juge que « la circonstance que le demandeur n’ait pas sollicité ou tenté de solliciter la protection des autorités de l’Etat membre ne saurait à elle seule faire obstacle à ce qu’il apporte la preuve nécessaire au renversement de la présomption selon laquelle sa demande n’est pas fondée ».


      Pour fonder cette solution, et dans un but très sûrement pédagogique, la formation la plus solennelle du Conseil d’Etat propose une méthodologie d’analyse des demandes d’asile présentées par des personnes à qui un Etat tiers a reconnu la qualité de réfugié. La technique proposée est pourtant susceptible de conduire à des résultats absurdes ou manifestement déraisonnables (). L’arrêt commenté prend également une position forte, et contraire à la jurisprudence de la CNDA, en admettant, une nouvelle fois, l’intervention volontaire de la CIMADE au soutien du pourvoi de Monsieur B. et de deux autres associations au soutien du pourvoi de la CIMADE (). Il conviendra enfin de s’interroger sur les fondements de la présomption ainsi posée par le Conseil d’Etat ().


1°/- L’admission de l’intervention de la CIMADE


     La décision attaquée de la CNDA avait rejeté l’intervention de la CIMADE au motif que :


     « Dans un litige de plein contentieux, seules sont recevables les interventions de personnes qui se prévalent d’un droit distinct auquel la décision à rendre est susceptible de préjudicier ; que la CIMADE ne se prévaut d’aucun droit auquel la décision de la Cour est susceptible de préjudicier ; que, dès lors, son intervention au soutien de M. B. n’est pas recevable » (v. déjà en ce sens : CNDA, Sections réunies, 21 février 2012, Mme Y., n°11032252). Cette position de la CNDA se fonde sur la jurisprudence administrative traditionnelle qui distingue l’intérêt dont doit justifier le tiers intervenant selon la nature du contentieux. En matière d’excès de pouvoir, l’intérêt à agir du tiers suffit à justifier son intervention. Mais en pleine juridiction, le tiers doit justifier « d’un droit auquel la décision à rendre est susceptible de préjudicier » (CE, sect., 15 juill. 1957, Ville Royan : Rec. CE, p. 499).


     Le Conseil d’Etat a décidé en 1982 que « le recours ouvert aux personnes prétendant à la qualité de réfugié (…) a le caractère d’un recours de plein contentieux » (CE, Sect., 8 janvier 1982, Aldana Barrena, n° 24948). La CRR (puis la CNDA) n’a donc pas pour rôle d’examiner la légalité de la décision de l’OFPRA, « mais de se prononcer elle-même sur le droit des intéressés à la qualité de réfugié d’après l’ensemble des circonstances de fait dont il est justifié par l’une et l’autre parties à la date de sa propre décision » (id. Voir aussi CE, avis, 12 novembre 2012, OFPRA, req. n°355134, au Lebon ; ADL du 17 novembre 2012 ; AJDA 2013. 640, obs. C. Foulquier ; Dr. adm. 2013, comm. 6, note G. Eveillard ; JCP A 2013, 2238, note G. Marti)


     Le contentieux de l’asile apparaît donc comme un contentieux subjectif limitant, par là même, l’intervention des tiers. Le Conseil d’Etat, dans l’arrêt commenté, a toutefois jugé « qu’est recevable à former une intervention, devant le juge du fond comme devant le juge de cassation, toute personne qui justifie d’un intérêt suffisant eu égard à la nature et à l’objet du litige ». La CNDA a donc commis une « erreur de droit en jugeant irrecevable l’intervention de la CIMADE ».


     La Haute juridiction administrative confirme ainsi sa solution rendue quelques mois plus tôt, aux termes de laquelle « est recevable à former une intervention, devant le juge du fond comme devant le juge de cassation, toute personne qui justifie d’un intérêt suffisant eu égard à la nature et à l’objet du litige ; qu’une telle intervention, qui présente un caractère accessoire, n’a toutefois pas pour effet de donner à son auteur la qualité de partie à l’instance et ne saurait, de ce fait, lui conférer un droit d’accès aux pièces de la procédure (…) qu’en l’espèce, la Cimade et l’association « Les amis du bus des femmes », justifient, par leur objet statutaire et leur action, d’un intérêt de nature à les rendre recevable à intervenir devant le juge de l’asile ; que leurs interventions doivent, par suite, être admises » (CE, Sect., 25 juillet 2013, OFPRA, n° 350661 AJDA 2013, 669, note X. Domino et A. Bretonneau).


     Il est pour le moment difficile de savoir si le Conseil d’Etat souhaite abandonner les différents critères permettant de justifier une tierce intervention selon la nature du contentieux au profit d’un unique critère de l’« intérêt suffisant eu égard à la nature et à l’objet du litige ». En tout état de cause, le Conseil d’Etat semble reconnaître que le contentieux de l’asile, bien qu’il soit de pleine juridiction, puisse avoir une dimension objective justifiant l’intervention d’une association d’aide aux réfugiés comme la CIMADE (comp. aux conditions d’intervention devant le Conseil constitutionnel : ADL du 15 novembre 2013 au point 1° sur Cons. constit. , décision n° 2013-353 QPC du 18 octobre 2013, M. Franck M. et autres).


La solution dégagée sur ce point est donc innovante et ouvrira largement la possibilité pour les associations d’aide aux réfugiés d’intervenir au soutien des demandeurs d’asile devant la CNDA.


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2°/- La méthode d’examen de la demande d’asile formée en France par un réfugié reconnu comme tel dans un pays tiers


      Sur le fond, et pour examiner la demande formée par le requérant à qui la Pologne avait reconnu la qualité de réfugié, la décision attaquée de la CNDA a rappelé dans la décision attaquée « qu’il est inhérent aux buts mêmes de la Convention de Genève que le statut de réfugié reconnu par un Etat contractant soit reconnu par les autres Etats contractants et que le bien-fondé des craintes ainsi admis ne soit pas réexaminé par ces derniers ». Cette position n’implique pas le transfert de la qualité de réfugié d’un Etat partie à la Convention de Genève dans tout autre Etat partie mais, selon la CNDA, « le principe de non-refoulement du réfugié impose (…) d’examiner les craintes de persécutions exprimées par le réfugié dans le pays qui lui a accordé ce statut », en vertu de l’article 33 de la Convention de Genève. Ainsi, pour la CNDA, l’existence des craintes de persécutions dans le pays de nationalité du réfugié ne doit pas être réexaminée. Seule doit être examinée la réalité des craintes de persécutions dans le pays qui lui a accordé l’asile.


      Le Conseil d’Etat n’adhère pas à cette position et propose une autre technique d’analyse :


« Considérant, toutefois, qu’une personne qui, s’étant vu reconnaître le statut de réfugié dans un Etat partie à la convention de Genève, sur le fondement de persécutions subies dans l’Etat dont elle a la nationalité, demande néanmoins l’asile en France, doit, s’il est établi qu’elle craint avec raison que la protection à laquelle elle a conventionnellement droit sur le territoire de l’Etat qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié n’y est plus effectivement assurée, être regardée comme sollicitant pour la première fois la reconnaissance du statut de réfugié ; qu’il appartient, en pareil cas, aux autorités françaises d’examiner sa demande au regard des persécutions dont elle serait, à la date de sa demande, menacée dans le pays dont elle a la nationalité ; qu’en cas de rejet de sa demande, elle ne peut, sous réserve, le cas échéant, de l’application des dispositions pertinentes du droit de l’Union européenne, se prévaloir d’aucun droit au séjour au titre de l’asile, même si la qualité de réfugié qui lui a été reconnue par le premier Etat fait obstacle, aussi longtemps qu’elle est maintenue, à ce qu’elle soit reconduite dans le pays dont elle a la nationalité, tandis que les circonstances ayant conduit à ce que sa demande soit regardée comme une première demande d’asile peuvent faire obstacle à ce qu’elle soit reconduite dans le pays qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié ; » (considérant 9).


       Ainsi, lorsqu’un réfugié a des craintes effectives dans le pays qui lui a accordé l’asile (hypothèse où « il est établi qu’elle craint avec raison que la protection à laquelle elle a conventionnellement droit sur le territoire de l’Etat qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié n’y est plus effectivement assurée »), sa demande sera considérée en France comme une première demande d’asile. Il appartiendra alors à l’OFPRA d’examiner les craintes de persécutions dans le pays de nationalité du requérant (« au regard des persécutions dont elle serait, à la date de sa demande, menacée dans le pays dont elle a la nationalité »).


     La situation est donc étonnante : une personne ayant le statut de réfugié (dans un Etat) est considérée comme un demandeur d’asile (dans un second Etat). Giacomo Roma a pu qualifier ce « nouveau sujet du droit d’asile » de « réfugié-demandeur » (Giacomo Roma, « Le réfugié-demandeur, un nouveau sujet du droit d’asile », Revue générale du droit, 2013, n° 12616).


     Ce faisant, le Conseil d’Etat remet en cause la qualité de réfugié reconnue par un autre Etat partie à la Convention de Genève car, en exigeant que l’OFPRA examine la réalité des craintes dans le pays de nationalité, il s’oppose fermement au principe, constaté par la CNDA, « que le statut de réfugié reconnu par un Etat contractant soit reconnu par les autres Etats contractants et que le bien-fondé des craintes ainsi admis ne soit pas réexaminé par ces derniers ».


      La position du Conseil d’Etat semble ainsi s’opposer aux principes de bonne coopération internationale et de respect mutuel entre les Etats parties à la Convention de Genève, tout autant qu’à l’esprit de ladite Convention. Ainsi, pour Gérard Sadik, chargé de l’asile à la Cimade et à l’origine des pourvois, « le Conseil d’Etat limite le caractère international du statut de réfugié au seul principe de non refoulement indiquant que les autres droits prévus supposent une admission au séjour. Or la convention de Genève comporte des droits comme la propriété intellectuelle qui vont au delà du seul pays d’accueil. Ainsi, les droits d’auteur d’un écrivain réfugié ne peuvent se limiter au seul pays qui l’a accueilli. » (Gérard Sadik, « Le transfert de protection des réfugiés à l’ordre du jour de l’assemblée du contentieux du Conseil d’Etat », in Xénodoques, 21 octobre 2013).


     Par ailleurs, si, sur la base de ce nouvel examen des craintes auxquelles est exposé le requérant dans son pays de nationalité, l’OFPRA conclut au rejet de sa demande, le Conseil d’Etat en déduit que : 1) le demandeur n’a « aucun droit au séjour au titre de l’asile » en France ; 2) il ne peut pas être reconduit vers le pays dont il a la nationalité car « la qualité de réfugié qui lui a été reconnue par le premier Etat », en l’espèce la Pologne, y fait obstacle ; et 3) il ne peut pas être reconduit dans le pays qui lui a reconnu le statut de réfugié en raison des « circonstances ayant conduit à ce que sa demande soit regardée comme une première demande d’asile ».


     Si le Conseil d’Etat a voulu faire œuvre de pédagogie pour poser clairement les principes applicables en cas de demande d’asile présentée par un réfugié à qui un pays tiers a reconnu cette qualité, force est de constater que son objectif n’est pas atteint.


     La technique proposée aboutit en effet à un résultat absurde et manifestement déraisonnable : la personne n’a pas de droit au séjour en France et elle ne peut être renvoyée ni dans le pays dont elle a la nationalité ni dans celui qui lui a accordé l’asile !


      Pour bien saisir l’illogique de ce raisonnement, reprenons-le point par point :


–        Le réfugié-demandeur n’a pas de droit au séjour en France car il n’a pas été préalablement admis au séjour et sa demande d’asile a été rejetée ;


–        Il ne peut pas être renvoyé dans le pays dont il a la nationalité car la France reconnaît qu’un autre Etat partie à la Convention de Genève lui a reconnu le statut de réfugié sur la base de craintes réelles de persécutions dans son pays ;


–        Il ne peut pas être renvoyé dans le pays qui lui a reconnu l’asile en premier car sa demande a été considérée comme une première demande en raison de l’ineffectivité de sa protection dans ce pays.


     Sur l’absence de droit au séjour, le Conseil d’Etat a posé en principe qu’un réfugié ne peut pas obtenir le transfert de son statut en France « sans avoir été préalablement admis au séjour » et « aussi longtemps que le statut de réfugié lui est maintenu et effectivement garanti dans l’Etat qui lui a reconnu ce statut » (considérant n° 8). Toutefois, il n’a pas tiré la conséquence logique de ce principe. En effet, le Conseil d’Etat n’a pas indiqué clairement qu’un réfugié avait droit au transfert de son statut en France dans l’hypothèse où il ne bénéficie plus d’une protection effective dans le pays qui lui a accordé l’asile, et même s’il n’y a pas été préalablement admis au séjour.


     Plutôt que de poser ainsi clairement les choses, la Haute juridiction administrative a préféré construire une usine à gaz et, en cas d’ineffectivité de la protection dans le premier pays d’asile, considère la demande comme une première demande.


     Ainsi, en cas de rejet de cette nouvelle « première » demande, le réfugié-demandeur ne peut pas être reconduit vers son pays de nationalité, car le statut de réfugié qui lui a été reconnu dans le premier pays d’asile y fait obstacle. La situation paraît absurde et elle l’est : le Conseil d’Etat envisage en effet l’hypothèse du rejet de cette nouvelle « première » demande (« qu’en cas de rejet de sa demande… ») dont l’examen pourrait conduire au constat de l’absence de craintes de persécutions dans le pays de nationalité, alors même que la reconnaissance par le premier pays d’asile de l’existence de telles craintes fait obstacle à sa reconduite vers ce pays.


     Enfin, le réfugié-demandeur, en cas de rejet de sa demande d’asile par l’OFPRA, ne peut pas être reconduit vers le pays qui lui a accordé l’asile en premier, car sa protection n’y est pas effective. Rappelons que c’est cette absence de protection effective dans le premier pays d’asile qui a conduit le Conseil d’Etat à considérer la demande comme une première demande. Il est donc compréhensible que, pour ne point trahir ses propres constatations, le Conseil interdise de renvoyer un réfugié-demandeur vers le pays où « il est établi qu’elle craint avec raison que la protection à laquelle elle a conventionnellement droit sur le territoire de l’Etat qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié n’y est plus effectivement assuré ».


     L’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat crée ainsi une nouvelle catégorie d’étrangers ne pouvant se prévaloir de la protection d’aucun Etat et les contraint à vivre dans la clandestinité.


     Il eut été plus logique, et plus conforme à la fois aux propres constatations du Conseil d’Etat et à l’esprit de la Convention de Genève, d’accorder le transfert du statut de réfugié en France, sans la condition d’admission préalable au séjour, dès lors que la protection à laquelle a droit un réfugié dans le premier pays d’asile n’y est plus effectivement assurée. Ce faisant, le Conseil d’Etat n’aurait fait que tirer les conséquences logiques, a contrario, de son principe selon lequel un réfugié ne peut pas obtenir le transfert de son statut en France « sans avoir été préalablement admis au séjour » et « aussi longtemps que le statut de réfugié lui est maintenu et effectivement garanti dans l’Etat qui lui a reconnu ce statut » (considérant n° 8).


     Sur la base de cette remarquable technique, le Conseil d’Etat va valider la présomption posée par la CNDA en en modifiant, à la marge, ses conditions de réfragabilité.


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3°/- La présomption du caractère non fondé des craintes alléguées par une personne réfugiée dans un Etat membre de l’Union européenne


     Sur la base des principes susvisés, le Conseil d’Etat les traduit dans le contexte européen en validant la présomption énoncée par la CNDA. Il affirme ainsi que « les craintes dont [le réfugié/demandeur d’asile] fait état quant au défaut de protection dans cet Etat membre [de l’Union européenne] doivent en principe être présumées non fondées, sauf à ce que l’intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire ». Cette présomption se justifie, selon le Conseil, « eu égard au niveau de protection des libertés et des droits fondamentaux dans les États membres de l’Union européenne ».


     Cette présomption peut toutefois être renversée. En premier lieu, lorsque l’Etat membre a pris des mesures dérogeant à la Convention européenne des droits de l’homme sur le fondement de son article 15 ou lorsque sont mises en œuvre à son encontre les procédures prévues à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne en cas de violation des valeurs qui fondent l’Union.


      En second lieu, lorsque la preuve apportée par le demandeur permet d’« établir la réalité de ses craintes et le défaut de protection de l’Etat membre qui lui a, en premier lieu, reconnu la qualité de réfugié » (pour un exemple d’insuffisance de la protection faisant obstacle à la réadmission d’un demandeur d’asile vers un Etat membre de l’Union, v. Conseil d’Etat, Ord. réf. 29 août 2013, M. Xhafer G. et autres, Req. n° 371572 et al. – ADL du 16 septembre 2013 , AJDA 2013.2382, comm. C. Brami). Mais, contrairement à la position de la CNDA, le fait de ne pas avoir sollicité la protection des autorités dudit Etat membre n’est pas une condition dirimante : « la circonstance que le demandeur n’ait pas sollicité ou tenté de solliciter la protection des autorités de l’Etat membre ne saurait à elle seule faire obstacle à ce qu’il apporte la preuve nécessaire au renversement de la présomption selon laquelle sa demande n’est pas fondée ». En l’espèce, la CNDA a donc commis une « erreur de droit » en rejetant la demande de Monsieur B. au motif qu’il n’avait pas sollicité la protection des autorités polonaises.


     Cette solution apparaît comme étant purement prétorienne. Au delà de la référence au niveau de protection des droits et libertés fondamentaux par les États membres de l’UE, aucun texte ne justifie la présomption ainsi posée. Par ailleurs, les conditions de sa réfragabilité apparaissent également comme étant créées par le juge administratif et, du point de vue des textes, rien ne semble pouvoir justifier la position du Conseil d’Etat comme étant plus légitime que celle de la CNDA, et inversement.


     Ce raisonnement semble pourtant être calqué sur le Protocole n° 24 au Traité sur l’UE qui concerne le droit d’asile pour les ressortissants de l’UE, qui pose en principe que la demande d’asile formée par un citoyen européen dans un autre Etat membre est irrecevable, sauf en cas d’application de l’article 15 de la CEDH, de l’article 7 du TUE ou « si un État membre devait en décider ainsi unilatéralement en ce qui concerne la demande d’un ressortissant d’un autre État membre » et « sur la base de la présomption qu’elle est manifestement non fondée ».


     Si ce Protocole est effectivement applicable aux ressortissants de l’UE, rien n’autorise à l’appliquer aux ressortissants des pays tiers, comme dans le cas d’espèce. Mais la logique du raisonnement de la CNDA et du Conseil d’Etat peut se prévaloir d’une présomption désormais largement reconnue selon laquelle les États membres de l’UE respectent les droits fondamentaux, au sens le plus large du terme.


     On pense ainsi à la jurisprudence des Cours de Strasbourg et Luxembourg relatives au renvoi des demandeurs d’asile vers un autre Etat membre de l’Union européenne dans le cadre des procédures dites de « Dublin » (Cour EDH, G.C., 21 janvier 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, Req. n° 30696/09 – ADL du 21 janvier 2011 ; CJUE, G.C., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, Aff. C-411/10 et C-493/10 – ADL 29 décembre 2011). Pourtant, si la Cour européenne des droits de l’homme a posé « qu’en l’absence de toute preuve contraire, il fallait présumer que la Grèce (…) respecterait l’article 3 de la Convention » (§ 343), elle a atténué la portée de cette présomption en affirmant « qu’il revenait précisément aux autorités belges, devant la situation telle que décrite ci-dessus, de ne pas se contenter de présumer que le requérant recevrait un traitement conforme aux exigences de la Convention mais au contraire de s’enquérir, au préalable, de la manière dont les autorités grecques appliquaient la législation en matière d’asile en pratique » (Cour EDH, G.C., 21 janvier 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, Req. n° 30696/09, § 359 – ADL du 21 janvier 2011).


     La logique du raisonnement fondé sur une présomption pouvant être renversée dans certains cas semble donc être dénuée de sens. Il eut été plus simple, et plus conforme à la Convention de Genève et à cet arrêt M. S. S. c. Belgique et Grèce, de se contenter « d’examiner les craintes de persécutions exprimées par le réfugié dans le pays qui lui a accordé ce statut », pour reprendre une expression de la CNDA.


      La présomption ainsi posée ne se justifie donc que par la volonté du Conseil d’Etat d’affirmer son attachement à un esprit européen respectant, par nature, les droits fondamentaux, au sens le plus large. Si ce désir de croire en l’Europe pourrait sembler louable en soi, il complique dangereusement les choses dès lors que l’objet de la procédure d’octroi du statut de réfugié est de protéger des personnes contre les persécutions dont elles craignent d’être victimes, dans quel que pays que ce soit, membre ou non de l’Union européenne.


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     L’arrêt Cimade-B. de l’Assemblée du contentieux pose une vaste et complexe méthodologie d’analyse de la demande d’asile présentée en France par un réfugié à qui un autre Etat a préalablement reconnu cette qualité. Cette complexité pourrait s’expliquer par les craintes du Conseil d’Etat de tirer les conséquences logiques de ses propres constatations et de reconnaître un droit au séjour des réfugiés sur le territoire de l’Union européenne.


     Il semble en premier lieu que la Haute juridiction administrative n’ait pas osé poser clairement le principe selon lequel un réfugié peut obtenir le transfert de son statut en France quand sa protection n’est plus effective dans le pays qui lui a accordé l’asile. Le considérant n° 9 aurait alors été parfaitement inutile et le détour par la méthode de la nouvelle première demande d’asile présentée par un réfugié-demandeur aurait ainsi pu être évité.


     Enfin, si l’Union européenne reconnaît la libre circulation des capitaux, des marchandises et des services, force est de constater que les personnes restent bloquées aux frontières internes à l’Union. Il eut peut-être été plus conforme à l’esprit de la construction européenne de reconnaître qu’un réfugié à qui ce statut est reconnu dans un Etat membre peut obtenir le transfert de son statut dans n’importe quel autre Etat membre. Le considérant n° 10 aurait alors été parfaitement inutile et le détour par la méthode de la présomption calquée sur le protocole Aznar aurait ainsi pu être évité.


Conseil d’Etat, Ass., 13 novembre 2013, CIMADE et M. B., Req. n° 349735 et 349736


Pour citer ce document :

Raphaël Kempf, « Quand le Conseil d’Etat crée une nouvelle catégorie d’étrangers en situation irrégulière » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 9 décembre 2013.


L’auteur tient à remercier Gérard Sadik, Serge Slama et Nicolas Hervieu pour leurs commentaires et critiques.


Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH)Contact

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