par Raphaël Kempf
Un demandeur d’asile qui a formé une première demande en Hongrie, puis présente ultérieurement une nouvelle demande en France, doit-il être réadmis en Hongrie ? La logique du règlement « Dublin II », tel que transposé par le CESEDA, devrait naturellement conduire la France à renvoyer vers la Hongrie – pays responsable de l’examen de la demande d’asile – cette personne. Mais, s’il est établi que la Hongrie ne serait pas en mesure d’accorder au demandeur l’ensemble des garanties liées au droit d’asile, il revient alors à la France de refuser la réadmission du demandeur d’asile en faisant usage de la clause de souveraineté du règlement « Dublin II ». Une ordonnance du Conseil d’Etat en date du 29 août 2013, rendue dans le cadre d’un référé-liberté, annule ainsi la décision d’un préfet ayant refusé d’admettre au séjour des demandeurs d’asile en vue de leur réadmission en Hongrie, car « un risque sérieux existe, en l’espèce, que leurs demandes d’asile ne soient pas traitées par les autorités hongroises dans des conditions conformes à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile ».
Par l’ordonnance commentée du 29 août 2013, le juge des référés du Conseil d’Etat fait pour la première fois échec à la réadmission en Hongrie de demandeurs d’asile présents sur le sol français et qui avaient déjà fait une première demande en Hongrie.
La jurisprudence administrative française reconnaît depuis longtemps (CE, 2 mai 2001, Dziri, n° 232997) que la réadmission d’un demandeur d’asile vers un autre Etat membre de l’Union européenne n’est pas en tant que telle constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile.
Mais ce constat n’a pas empêché les juridictions administratives de contrôler la manière dont l’administration met en œuvre la procédure de réadmission prévue par le règlement (CE) n° 343/2003 du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, dit règlement « Dublin II », notamment en vérifiant si elle n’aurait pas dû faire usage de la « clause de souveraineté » prévue au dernier alinéa de l’article L. 741-4 du CESEDA, appliquant l’article 3-2 du règlement « Dublin II », permettant à la France d’accorder l’asile à un demandeur dont la demande relèverait normalement d’un autre Etat membre.
Le Conseil d’Etat a ainsi considéré qu’il appartenait à l’administration de faire usage de la clause de souveraineté « lorsque les règles et les modalités en vertu desquelles un autre Etat examine les demandes d’asile méconnaissent les règles ou principes que le droit international et interne garantit aux demandeurs d’asile et aux réfugié » (CE 6 mars 2008, Dociev, n° 313915).
Sur la base de cette pétition de principe, le Conseil d’Etat a déjà fait échec à la réadmission de demandeurs d’asile en Grèce (CE, 20 mai 2010, n° 339478 et 339479) en raison de la particularité de l’espèce : « il résulte de l’instruction, notamment de certificats médicaux et de plusieurs témoignages circonstanciés relatifs aux conditions dans lesquelles M. et Mme A et leurs enfants ont été traités par les autorités grecques lors de leur transit par ce pays, que l’absence de respect, par ces autorités, des garanties exigées par le respect du droit d’asile doit, en ce qui les concerne, être tenu pour établi ». En effet, le Conseil d’Etat se refuse à constater que la réadmission vers tel pays serait en soi constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile (ibid.).
L’ordonnance commentée du 29 août 2013 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence en ce qu’elle fait échec à une réadmission vers la Hongrie en raison des spécificités du cas d’espèce (1°). Le caractère limité de cette décision permet de s’interroger sur sa conformité à la jurisprudence européenne relative à la réadmission des demandeurs d’asile (2°).
1°/- Une solution limitée au cas d’espèce : échec à la réadmission de demandeurs d’asile vers la Hongrie
M. Xhafer G., sa femme, et leurs deux enfants, de nationalité kosovare, ont quitté leur pays le 15 mars 2013, avant de déposer une demande d’asile en Hongrie. Ils y sont restés puis, suite à des péripéties, sont arrivés en France et ont demandé l’asile auprès de la préfecture de la Haute-Garonne. Par des décisions du 22 juillet 2013, et en vertu de l’article L. 741-4-1° du CESEDA, le préfet n’a pas fait application de la clause de souveraineté prévue au dernier alinéa de cette disposition, et a logiquement refusé de les admettre au séjour, en vue d’une réadmission en Hongrie, ce pays ayant donné son accord pour reprendre en charge leurs demandes d’asile.
La famille G. a attaqué les décisions du préfet devant le juge des référés du Tribunal administratif de Toulouse sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, au motif que les décisions attaquées portaient une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de demander l’asile. Le Tribunal administratif de Toulouse ayant rejeté leurs requêtes, le juge des référés du Conseil d’Etat a été appelé à se prononcer.
Celui-ci considère sans difficulté que la condition d’urgence du référé-liberté était remplie et que, conformément à une jurisprudence bien établie (CE, 12 janvier 2001, Hyacinthe, n° 229039), « le droit constitutionnel d’asile, qui a pour corollaire le droit de solliciter la qualité de réfugié, constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».
Le problème posé était donc de savoir si la réadmission vers la Hongrie de la famille G. constituait ou non une violation de leur droit de demander l’asile. Autrement dit, le préfet était-il dans l’obligation de faire usage de la clause de souveraineté en procédant à l’examen de leurs demandes ?
Le Conseil d’Etat répond par la positive, en insistant sur les faits de l’espèce. En effet, il se refuse à constater que toute réadmission d’un demandeur d’asile vers la Hongrie serait constitutive d’une violation du droit d’asile car : « la Hongrie est un État membre de l’Union européenne et partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New York, qu’à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
Il insiste également sur le fait que des rapports généraux ne suffisent pas à établir que le système d’asile hongrois serait systématiquement défaillant : « les documents d’ordre général relatifs aux modalités d’application des règles relatives à l’asile par les autorités hongroises, notamment le rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en date du 24 avril 2012, que citent les requérants, ne suffisent pas à établir que la réadmission d’un demandeur d’asile vers la Hongrie est, par elle-même, constitutive d’une atteinte grave au droit d’asile ».
Seuls les faits de l’espèce ont déterminé la décision du juge : « toutefois, il résulte de l’instruction, notamment des explications données par les requérants, tant dans leurs écritures qu’au cours de l’audience devant le Conseil d’État, sur les conditions dans lesquelles ils ont été traités au centre de Debrecen et sur leur tentative pour se voir reconnaître le statut de réfugié, qu’un risque sérieux existe, en l’espèce, que leurs demandes d’asile ne soient pas traitées par les autorités hongroises dans des conditions conformes à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile ».
Les éléments rapportés par les requérants semblent avoir réellement déterminé la décision du Conseil d’Etat. Ils avançaient en effet avoir été interpellés dès la frontière hongroise et avoir été placés dans un centre de détention dans des conditions déplorables, traités comme des délinquants et avoir été victimes, pour les femmes, de fouilles à nu. Des rapports psychologique et psychiatrique réalisés en France faisaient état des séquelles résultant de cet internement, et notamment d’un symptôme de stress post-traumatique pour l’un des enfants.
D’après le Conseil d’Etat, c’est donc en raison de la manière dont les membres de la famille G. ont été traités en Hongrie que leurs demandes d’asile n’y seraient pas examinées correctement. Mais faute pour un demandeur d’asile d’apporter la preuve d’avoir été victime de tels traitements en Hongrie, il appartiendrait alors à la juridiction administrative de considérer que sa demande y serait examinée correctement.
Telle est la logique de la jurisprudence du Conseil d’Etat qui s’interdit à condamner en bloc le système de demande d’asile de tel ou tel pays. Cela ressort parfaitement d’une décision récente de la Haute juridiction administrative ayant refusé d’annuler un arrêté du préfet de police de Paris décidant de réadmettre un demandeur d’asile afghan vers la Hongrie, qui avait déjà refusé de lui accorder l’asile. Le juge des référés avait alors jugé que : « il ne ressort pas non plus des allégations imprécises et, au demeurant, non étayées du requérant sur les conditions de son séjour en Hongrie, où, ainsi qu’il a été dit, il a déjà présenté une demande d’asile, qui a été examinée puis rejetée, que son dossier ne serait pas traité par les autorités hongroises dans des conditions conformes à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile » (CE 5 mars 2013, Husseini, n° 366340).
Par conséquent, si un demandeur d’asile peut démontrer avoir été maltraité en Hongrie, cela sera de nature à convaincre le juge administratif que sa demande n’y serait pas examinée correctement en cas de réadmission. Par contre, s’il n’arrive pas à apporter une telle preuve, le juge confirmera sa réadmission en Hongrie.
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Il apparaît donc nécessaire de s’interroger, à la lumière de la jurisprudence européenne, sur la pertinence de cette solution d’espèce, et notamment s’il n’appartenait pas à la juridiction administrative de faire échec, de manière générale, à toute réadmission vers la Hongrie.
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2°/- Une application partielle du dispositif européen ?
La convention européenne des droits de l’homme, telle qu’appliquée par la Cour de Strasbourg, fait échec à la réadmission d’un demandeur d’asile vers un autre Etat membre de l’Union européenne où il serait susceptible d’être victime de traitements inhumains ou dégradants.
Cette solution apparaît bien établie. La Cour européenne des droits de l’homme a ainsi considéré, dès 2000, que le seul fait que l’Etat où devait être refoulé un demandeur d’asile soit membre de l’Union européenne n’exonérait pas l’Etat ayant pris la décision de refoulement d’examiner si ce renvoi ne l’exposerait pas à un traitement inhumain et dégradant au sens de la Convention européenne (Cour EDH, Dec. 3e Sect. 7 mars 2000, T.I. c. Royaume-Uni, Req. n° 43844/98).
Par l’important arrêt M. S. S. c. Belgique et Grèce (Cour EDH, G.C., 21 janvier 2011, Req. n° 30696/09 – ADL du 21 janvier 2011), la Cour de Strasbourg a constaté que la Belgique avait violé l’article 3 de la convention en prenant une décision de réadmission vers la Grèce d’un demandeur d’asile, au motif « qu’au moment d’expulser le requérant, les autorités belges savaient ou devaient savoir qu’il n’avait aucune garantie de voir sa demande d’asile examinée sérieusement par les autorités grecques » (§ 358).
Par conséquent, les Etats membres de l’Union européenne doivent vérifier si, en renvoyant un demandeur d’asile vers un autre Etat membre sur la base du règlement « Dublin II », l’Etat membre de renvoi offre effectivement des garanties que la demande d’asile sera sérieusement examinée.
Cependant, en ce qui concerne la Hongrie, la Cour européenne des droits de l’homme a récemment considéré que la réadmission d’un demandeur d’asile vers ce pays en vertu du règlement « Dublin II » n’était pas constitutive d’une violation de l’article 3 de la convention (Cour EDH, 1e Sect., 6 juin 2013, Mohammed c. Autriche, Req. n° 2283/12).
En effet, même si la Cour reconnaît que les conditions de détention des demandeurs d’asile en Hongrie sont critiquables (« arguable » – § 103), et qu’il existe des déficiences dans le système d’asile hongrois, elle note cependant que le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés n’a pas pris une position demandant aux Etats membres de l’Union européenne de ne pas réadmettre des demandeurs d’asile vers la Hongrie. Elle relève également que, en vertu des changements prévus dans la législation hongroise, et au vu de la baisse du nombre de demandeurs d’asile détenus en Hongrie, le requérant ne courrait pas un risque réel et individuel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 s’il était réadmis en Hongrie (§ 104).
Sur la base de cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’il cite, un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers belge, a ainsi refusé d’annuler une décision de réadmission d’un demandeur d’asile vers la Hongrie (Conseil du contentieux des étrangers, 22 juillet 2013, n° 107 045).
Le Comité Helsinki hongrois, une organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme en Hongrie, vient pourtant de publier un bref rapport sur les changements législatifs entrés en vigueur le 1er juillet 2013. Il considère que ces amendements affaiblissent considérablement la possibilité des demandeurs d’asile de contester leur détention, ainsi que la possibilité de faire appel au cours d’une procédure de demande d’asile. Le Comité Helsinki considère donc que ces amendements soulèvent de sérieux problèmes de conformité avec le droit international des droits de l’homme et le droit communautaire (Hungarian Helsinki Committee, Brief information note on the main asylum-related legal changes in Hungary as of 1 July 2013).
A la lumière de ces développements, il apparaît nécessaire de s’interroger sur la pertinence de la jurisprudence du Conseil d’Etat français, de la Cour EDH, et du Conseil du contentieux des étrangers belge, en ce qu’ils refusent de considérer que toute réadmission d’un demandeur d’asile vers la Hongrie serait contraire aux droits fondamentaux.
En effet, le juge naturel du règlement « Dublin II », la Cour de justice de l’Union européenne, a clairement posé l’obligation des Etats membres de ne pas renvoyer un demandeur d’asile vers un autre Etat membre si, de manière générale, le système d’asile de ce dernier connaît des « défaillances systémiques » : « il incombe aux États membres (…) de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’« État membre responsable » au sens du règlement n° 343/2003 lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la charte. » (CJUE, G.C., 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, Aff. C-411/10 et C-493/10 – ADL 29 décembre 2011).
Le critère posé par la Cour de Luxembourg pour qu’un Etat membre soit dans l’obligation de ne pas renvoyer un demandeur d’asile vers un autre Etat membre est donc un critère général tenant à la défaillance systémique du système d’asile de l’Etat de renvoi, et non un critère personnel tenant aux risques individuels auquel pourrait être exposé telle ou telle personne en particulier.
Par conséquent, en limitant sa décision au cas d’espèce, l’ordonnance commentée du Conseil d’Etat semble ne pas prendre la mesure de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg. Il est en effet difficile de comprendre la différence de solution entre les décisions Husseini, qui avait confirmé le renvoi vers la Hongrie, et Xhafer G., qui l’a annulé. Le juge administratif n’était-il pas dans l’obligation, dans les deux cas, de constater les « défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile », au sens de la Cour de Luxembourg ?
Quant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle se fonde principalement sur des changements législatifs qui n’étaient pas encore entrés en vigueur au moment où elle a statué, et qui sont d’ores et déjà contestés sur le terrain.
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La décision commentée du Conseil d’Etat, si elle fait pour la première fois échec au renvoi d’un demandeur d’asile vers la Hongrie, pose toutefois question au regard de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, qui oblige les Etats membres à ne pas refouler un demandeur d’asile vers un autre Etat membre dont les « défaillances systémiques » du système d’asile exposent le demandeur à une violation de ses droits fondamentaux. Or, en constatant que les requérants ont été maltraités dans le centre de détention où ils ont été enfermés en Hongrie, lequel constat confirme les rapports rendus par des organisations non gouvernementales et internationales, le Conseil d’Etat n’était-il pas contraint de constater qu’il existait des « défaillances systémiques » dans le système d’asile hongrois ?
Conseil d’Etat, Ord. réf. 29 août 2013, M. Xhafer G. et autres, Req. n° 371572 et al.
Pour citer ce document :
Raphaël Kempf, « Protection en trompe l’œil des demandeurs d’asile contre leur réadmission en Hongrie » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 16 septembre 2013.
* Raphaël Kempf est avocat au barreau de Paris. Il est diplômé en droit (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et de Paris I – Sorbonne) et en arabe (INALCO).
Les Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF (pour s’y abonner) sont accessibles sur le site de la Revue des Droits de l’Homme (RevDH) – Contact