Libertés d’expression et de manifestation (Art. 10 et 11 CEDH) : La tolérance européenne envers les manifestations et symboles de l’intolérance


par Nicolas Hervieu


Aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme, interdire et sanctionner le déploiement d’un drapeau à connotation fasciste à proximité d’une manifestation viole la liberté d’expression. Une telle solution est retentissante à plus d’un titre. En confortant le droit de contre-manifestation pacifique et surtout en protégeant la liberté d’arborer des signes extrémistes, le raisonnement européen semble en effet à contre-courant d’une jurisprudence habituelle bien peu tolérante envers les discours intolérants.


     Se défendre contre les ennemis qui menacent sa survie, sans toutefois renier les valeurs d’ouverture qui fondent son existence même. Tel est le défi perpétuel que doit relever toute démocratie, « seul régime politique tragique […] qui risque, qui affronte ouvertement la possibilité de son autodestruction » (Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Tome III, Paris, Seuil, 1990, pp. 417-418). Tel est aussi le dilemme qui surgit régulièrement devant la Cour européenne des droits de l’homme. La lutte contre le terrorisme en est une évidente illustration. Mais la question des discours de haine n’est pas moins délicate et sensible. Or dans un arrêt Farber c. Hongrie, et à contre-courant de quelques récents précédents, la juridiction européenne a tranché ce nœud gordien d’une remarquable manière. Alors que la Hongrie contemporaine est secouée, jusqu’au plus haut niveau, par d’inquiétants soubresauts autoritaires et autres réminiscences de l’extrême droite, la Cour a jugé que le seul déploiement d’un drapeau à connotation fasciste à proximité d’une manifestation ne pouvait être sanctionné sans heurter la Convention. En d’autres termes, les juges du Palais des Droits de l’Homme ont préféré prendre le risque d’une ouverture démocratique plutôt que de restreindre l’un de ses plus importants corolaires : la liberté d’expression.


     Le contentieux est né sur les rives du Danube, à Budapest. C’est en ces lieux que se tint, le 9 mai 2007, une manifestation contre le racisme et la haine (§ 6). En marge de celle-ci, les membres du parti politique d’extrême droite Jobbik se sont rassemblés. En guise de protestation, l’un de ces contre-manifestants déploya et arbora en silence le « drapeau des Árpád » (“so-called Árpád-striped flag“), dont les rayures ont une connotation fasciste. Le parti des Croix fléchées, équivalent hongrois du parti nazi, avait utilisé un symbole identique pour son propre drapeau dans les années 1940. Or lorsque ce parti fut au pouvoir de 1944 à 1945, de nombreux juifs furent exterminés précisément à l’endroit où se déroula la manifestation anti-raciste. Les policiers présents pour encadrer cette dernière ordonnèrent au porteur du drapeau de le ranger ou de quitter les lieux. Mais l’intéressé refusa d’obtempérer. Il fut alors placé quelques heures en détention. De plus, une amende d’environ 200 euros lui fut infligée et c’est en vain qu’il contesta cette sanction devant les juridictions hongroises (§ 7).


     Le militant d’extrême droite a cependant eu plus de succès une fois parvenu dans le prétoire européen. C’est d’ailleurs la seconde fois en quelques semaines que la juridiction strasbourgeoise fait droit à ses prétentions. En effet, le 12 juin dernier, une autre affaire impliquant le même requérant s’est soldée par une condamnation de la Hongrie pour violation de la liberté d’expression (Art. 10 – Cour EDH, 2e Sect. 12 juin 2012, Tatár et Fáber c. Hongrie, Req. n° 26005/08 et 26160/08 – Communiqué de presse). La Cour a jugé que l’amende pour rassemblement illégal infligée aux auteurs d’une « performance » politique consistant à étendre brièvement du linge sale sur les grilles du Parlement hongrois ne reposait sur aucun motif pertinent et suffisant. A cette occasion, un utile rappel de l’importante protection conférée à l’expression politique et artistique fut réalisé. Surtout, les juges européens ont procédé à une intéressante analyse afin de dissocier les champs d’application respectifs des articles 11 (liberté de réunion et d’association) et 10 (liberté d’expression), pour finalement placer les faits de l’espèce sous les auspices de ce dernier texte (v. § de l’arrêt Tatár et Fáber).


     Dans l’arrêt rendu le 24 juillet dernier, le contentieux se cristallisait autour d’un thème proche mais distinct : « l’usage de symboles dotés d’une connotation politique dans l’arène publique » (opinion concordante du juge Pinto De Alburquerque). Là encore, même si ce fut de façon bien plus lapidaire que dans le précédent Tatár et Fáber, la Cour a choisi la liberté d’expression comme terrain privilégié d’analyse des prétentions du requérant. Elle nuance cependant cette assertion en notant que l’article 10 doit aussi être « lu – dans les circonstances spécifiques de l’espèce – de manière combinée avec l’article 11 » protégeant la liberté de réunion (§ 19 – pour d’autres exemples d’analyse de l’article 10 « à la lumière de » l’article 11 – et réciproquement –, v. Cour EDH, 4e Sect. 1er décembre 2011, Schwabe et M.G. c. Allemagne, Req. n° 8080/08 et 8577/08 – ADL du 4 décembre 2011 ; Cour EDH, G.C. 12 septembre 2011, Palomo Sánchez et autres c. Espagne, Req. n° 28955/06 et s. – ADL du 14 septembre 2011). Aux yeux de la Cour, il est en effet « nécessaire de tenir compte non seulement des principes généraux applicables à la liberté d’expression mais aussi de ceux applicables à la liberté de réunion » (§ 28). D’emblée, il fut surtout souligné qu’un conflit de « droits conventionnels concurrents » s’était élevé, ce qui exigeait de l’État défendeur qu’il « mette en balance […] la liberté de manifestation [des uns] avec le droit à la liberté d’expression et […] le droit des autres à la liberté de manifestation » (§ 28). Une telle équation était le cœur du contentieux européen. C’est la réponse apportée à ce conflit de droits et d’intérêts divergents qui confère à l’arrêt toute son importance : les juges strasbourgeois ont fait primer la liberté sur les restrictions.


     Face à de tels conflits, la jurisprudence européenne la plus récente avait pourtant habitué les lecteurs à des solutions bien moins libérales, en particulier sur les « discours de haine » (pour un utile état des lieux, v. la fiche thématique éditée par la Cour à ce sujet). D’une part, une vaste liberté fut souvent concédée aux États désireux de minorer les droits des uns au nom d’impératifs collectifs et/ou des droits d’autrui. D’autre part, et corrélativement, les discours jugés « offensifs » – surtout ceux heurtant l’opinion majoritaire – ne bénéficiaient que d’une faible tolérance, sans cesse réduite à portion congrue (pour un exemple aussi récent qu’éloquent, v. Cour EDH, G.C. 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c. Suisse, Req. n° 16354/06 – ADL du 18 juillet 2012). Or dans son arrêt Fáber c. Hongrie, la Deuxième Section de la Cour navigue à contre-courant de ces deux tendances réunies. Les juges européens ont ici fermement valorisé et réaffirmé le droit de contre-manifestation pacifique, fût-il vecteur d’opinions extrêmes (I). Mais c’est surtout la solution européenne au sujet des signes à connotation fasciste qui retient l’attention. Au lieu de poursuivre dans la voie d’une prohibition axiologique des discours haineux et discriminatoires, la Cour prend le parti de la liberté d’arborer des symboles offensifs et extrêmes (II). Face à une telle issue, le raisonnement mobilisé et la répartition des votes – telle qu’éclairée par les opinions séparées – sont d’utiles clefs de compréhension. Ils révèlent et confirment en particulier combien les juges européens restent plus que jamais divisés sur les soubassements idéologiques et philosophiques de la liberté d’expression.


I – Le droit de contre-manifestation pacifique : une forte réaffirmation


     Les présupposés favorables au principe de liberté – et corrélativement défavorables à ses restrictions – infusent l’ensemble du raisonnement européen, ce qui – replacé dans un contexte jurisprudentiel plus vaste – n’est aucunement anodin (A). De fait, la Cour européenne des droits de l’homme en vient à protéger, via la liberté d’expression, un droit de contre-manifestation qui ne trouve sa limite qu’en cas de risque avéré de violences. Or les exigences européennes sont telles, que ce risque peut rarement servir d’excuse absolutoire aux autorités étatiques. Ces dernières ont la responsabilité première d’une coexistence pacifique des deux manifestations (B).


A – Des présupposés favorables aux principes de liberté d’expression et de manifestation


     Si la Cour a tenu à souligner que « l’issue de son examen ne doit pas, en théorie, varier selon que la requête a été introduite par un “manifestant“ ou par un “contre-manifestant“ » (§ 28), il est néanmoins logique que les prétentions du requérant, ici contre-manifestant, soient le point de départ de l’analyse européenne. Ainsi, les juges commencent par qualifier l’amende infligée au requérant d’ingérence au sein de la liberté d’expression (§ 29). De plus, toujours sans grandes difficultés, ladite ingérence est regardée comme répondant aux deux premières conditions de conventionalité : elle était bien prévue par la loi (§ 30) et aspirait à poursuivre les buts légitimes de « prévention des désordres » et « protection des droits et libertés d’autrui » (§ 31). Une fois encore, l’essentiel du contentieux s’est donc cristallisé sur le terrain de l’ultime condition de conventionalité : la nécessité de l’ingérence au sein d’une société démocratique.


     Dans cette phase déterminante, l’approche et le raisonnement de la majorité des juges sont des plus révélateurs. Divers indices témoignent ainsi de leur refus de suivre la direction empruntée par d’autres récents précédents européens, significativement passés sous silence. La logique de mise en balance de « droits fondamentaux concurrents » est certes bien réaffirmée, tout comme « la large marge d’appréciation » qui devrait en découler pour les autorités nationales (§ 42). Mais pour ce faire, la Cour renvoie à un arrêt de Grande Chambre qui a fermement rappelé l’obligation pour les autorités étatiques de parvenir à « un juste équilibre entre les intérêts des protagonistes » et à une stricte mise en « balance optimale entre les droits concurrents » (§ 28 – visant « mutatis mutandis » Cour EDH, G.C. 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, Req. n° 39954/08 et Von Hannover c. Allemagne (n° 2), Req. n° 40660/08 et 60641/08 – ADL du 10 février 2012). En d’autres termes, il s’agit d’affirmer que la protection d’un droit conventionnel – en particulier la liberté d’expression – ne saurait être totalement sacrifiée sur l’autel de la protection d’autres droits voire de simples intérêts.


     Or ce n’est pas exactement la même philosophie qui a guidé des arrêts plus récents de la formation solennelle strasbourgeoise (v. ADL du 5 avril 2012 point 1° sur Cour EDH, G.C. 3 avril 2012,Van Der Heijden c. Pays-Bas, Req. n° 42857/05, § 55– ADL du 5 avril 2012 ; v. aussi Cour EDH, G.C. 15 mars 2012, Austin et autres c. Royaume-Uni, Req. nos39692/09– ADL du 21 mars 2012 etCour EDH, 3e Sect. Dec. 15 mai 2012, Colon c. Pays Bas, Req. n° 49458/06 – ADL du 8 juin 2012). Dans le même exercice de « balancing », ces arrêts avaient en effet révélé un funeste glissement : le droit conventionnel en cause fut directement mis en balance avec d’autres impératifs. Ce faisant, ainsi que l’avaient à fort juste titre critiqué certains juges dissidents, la Grande Chambre avait « néglig[é] la structure du droit en jeu, garanti par la Convention » en conférant autant de poids à un droit consacré au paragraphe premier de l’article concerné qu’aux motifs de restrictions visés à son paragraphe second (v. Opinion dissidente commune des juges Tulkens, Vajić, Spielmann, Zupančič et Laffranque, § 6 sous Cour EDH, G.C. 3 avril 2012,Van Der Heijden c. Pays-Bas, Req. n° 42857/05, § 55– ADL du 5 avril 2012).


     Dans l’arrêt Fáber c. Hongrie, la Deuxième Section prend quelque peu le contre-pied de cette approche. Même s’il est libellé de façon éminemment classique, le rappel des principes jurisprudentiels réalisé par la Cour prend bien soin de distinguer entre, d’une part, la consécration de la liberté d’expression « au sein du paragraphe premier de l’article 10 » comme « l’un des fondements essentiels de la société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (§ 34) ; et, d’autre part, les restrictions de cette liberté prévues au paragraphe second de l’article 10 (§ 35). La Cour note surtout que ces restrictions « appell[ent] une interprétation étroite », en particulier « dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général » (§ 35 – v. Cour EDH, 3e Sect. 15 mars 2011, Otegi Mondragon c. Espagne, Req. n° 2034/07 – ADL du 16 mars 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 11 janvier 2011, Barata Monteiro Da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, Req. n° 4035/08 – ADL du 14 janvier 2011).


     De mêmes exigences de stricte proportionnalité sont exposées au sujet de la liberté de manifestation, « la protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitu[ant] l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 » (§ 41). D’emblée, il est aussi remarquable que la Cour ait souhaité rappeler le principe de « libre expression par la parole, le geste ou même le silence, des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics » (§ 41). Structurés par de tels présupposés qui érigent la liberté en principe et les restrictions en exceptions, il n’est pas étonnant que le raisonnement européen ait débouché sur la réaffirmation d’une forte protection du droit de manifestation ainsi que de son corollaire, le droit de contre-manifestation.


B –  Le risque avéré de violence pour seule limite du droit de contre-manifestation


     La tonalité du discours européen ne laisse guère de place à l’ambiguïté : « les contre-manifestants ont le droit d’exprimer leur désaccord avec les manifestants » (§ 43 – « counter-demonstrators have the right to express their disagreement with the demonstrators »). Mais l’ampleur de la protection conventionnelle se mesure surtout à l’aune de ses limites. Or dans cet arrêt, la Cour souhaite les confiner à une seule hypothèse : l’usage de la violence. Aux yeux des juges, il est surtout essentiel que « les participants [à une manifestation] puissent la tenir sans avoir à redouter des brutalités que leur infligeraient leurs adversaires : pareille crainte risquerait de dissuader les associations ou autres groupes défendant des opinions ou intérêts communs de s’exprimer ouvertement sur des thèmes brûlants de la vie de la collectivité » (§ 38 – v. Cour EDH, Ch. 21 juin 1988, Plattform « Ärzte Für Das Leben » c. Autriche, Req. n° 10126/82, § 32). Une telle limitation constitue bien la plus « optimale » des « mise en balance […] entre les droits concurrents » (§ 28) puisque « dans une démocratie, le droit de contre-manifester ne saurait aller jusqu’à paralyser l’exercice du droit de manifester » (§ 38 – « In a democracy the right to counter-demonstrate cannot extend to inhibiting the exercise of the right to demonstrate ») et ne saurait donc légitimer l’usage de la violence au détriment de ces autres manifestants.


     Définir ainsi le droit de contre-manifestation pacifique est riche de conséquences, en particulier envers les autorités étatiques. En premier lieu, en vertu de l’obligation négative qui en découle, ces dernières doivent s’abstenir d’interdire le rassemblement sauf si « l’existence d’une menace sérieuse d’une contre-manifestation violente est démontrée de manière convaincante » (§ 43). Autrement dit, « la seule existence d’un risque [de troubles] est insuffisant pour interdire l’événement » (§ 40). Un tel degré de preuve aspire à protéger au mieux le libre débat public, car « si toute éventualité de tensions et d’échanges agressifs entre des groupes opposés pendant une manifestation devait justifier son interdiction, la société en question se caractériserait par l’impossibilité de prendre connaissance de différents points de vue » (§ 38 – v. Cour EDH, 1e Sect. 2 octobre 2001, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, Req. n° 29221/95 et 29225/95). Or en l’espèce, aucun indice ne laissait véritablement augurer la survenance d’affrontements violents. L’attitude des contre-manifestants – restés à distance de la manifestation – n’était pas « menaçante ou abusive » (§ 46) et le requérant avait lui-même adopté « un comportement passif » (§ 47). Partant, toujours selon la Cour, aucun « risque avéré d’insécurité ou de perturbation » de la manifestation n’était susceptible de justifier l’ingérence litigieuse au sein de la liberté d’expression (§ 47).


     L’argument du risque allégué de violences est d’autant plus émoussé qu’il doit passer l’épreuve des obligations positives. En second lieu, en effet, il incombait aux autorités nationales d’agir et de prendre toutes mesures susceptibles de permettre aux deux manifestations d’avoir lieu concomitamment et pacifiquement (§ 43 – v. Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, Req. n° 4916/07 – ADL du 22 octobre 2010). Les facettes négatives et positives sont d’ailleurs étroitement corrélées. La Cour exige en effet de ces autorités qu’elles fassent état « d’estimations concrètes de l’ampleur potentielle des perturbations [précisément] afin d’évaluer les ressources nécessaires à la neutralisation de la menace d’affrontements violents » (§ 40). Tout en leur concédant « une large liberté » pour « déterminer les mesures appropriées devant être prises pour la prévention des désordres dans une manifestation » (§ 47 – v. Cour EDH, G.C. 24 mars 2011, Giuliani et Gaggio c. Italie, Req. n° 23458/02 – ADL du 29 mars 2011), la Cour exclut que les autorités nationales puissent simplement arguer d’un contexte de tension entre deux groupes d’individus pour sacrifier le droit de manifester de l’un d’eux.


     Un tel raisonnement renoue avec d’autres précédents européens particulièrement protecteurs de « la liberté de prendre part à une manifestation pacifique » (§ 47). Rappeler que le droit de manifestation ne bénéficie pas aux « organisateurs ou [aux] participants animés par des intentions violentes ou qui renient les fondements de la “société démocratique“ » (§ 37) signifie corrélativement qu’un tel droit protège toute autre expression pacifique. Et ce, même si cette dernière est vivement contestée par une autre fraction de la population (v. Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, Req. n° 4916/07 – ADL du 22 octobre 2010). Aux yeux de la Cour, « la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir » (§ 37). Plus largement encore, « les mesures qui portent atteinte à la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril » (§ 37).


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     Garantir le droit à l’expression pacifique de groupes minoritaires dans l’espace public et contraindre les États à respecter une « obligation de neutralité […] quand deux visions opposées s’affrontent » (§ 42). Ces exigences européennes peuvent sembler empreintes de la plus grande banalité. Il n’en est pourtant rien. L’arrêt Fáber c. Hongrie survient en effet au lendemain de précédents strasbourgeois qui ont battu en brèche ces principes. En acceptant que certains discours atypiques et minoritaires puissent être bannis de l’espace public au seul motif qu’ils heurteraient l’opinion majoritaire cristallisée dans une partie du pays, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a récemment toléré de significatives restrictions du débat public et du libre échange des idées (v. ADL du 18 juillet 2012 sur Cour EDH, G.C. 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c. Suisse, Req. n° 16354/06).


     Dans son arrêt du 24 juillet 2012, la Deuxième Section ne poursuit pas la philosophie cristallisée en Grande Chambre quelques jours auparavant. Bien au contraire, elle redonne du sens à la célèbre formule européenne selon laquelle la liberté d’expression « vaut [… aussi] pour [les « informations » ou « idées »] qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (§ 34 – v. Cour EDH, 2e Sect. 3 février 2009, Women On Waves et autres c. Portugal, Req. n° 31276/05, § 42 – ADL du 3 février 2009 ; Cour EDH, Pl. 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, Req. n° 5493/72, § 49). La manière dont la Cour appréhende l’enjeu brûlant – et ici, central – des signes à connotation fasciste le confirme avec un éclat plus grand encore.


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II – La liberté d’arborer des symboles offensifs et extrémistes : une retentissante inflexion


     Faute d’autres risques de violences liés au comportement des contre-manifestants, « seul le déploiement du drapeau [des Árpád] considéré comme provocateur » (§ 46) fut susceptible de motiver l’intervention des autorités de police envers le manifestant. Une fois ce constat entériné, tout l’enjeu du présent contentieux se concentrait désormais en une seule question : arborer un tel symbole à connotation fasciste pouvait-il justifier l’intervention policière et la restriction corrélative de la liberté d’expression du manifestant ? Même si le raisonnement européen ne les dissocie pas clairement, deux angles auraient pu permettre à la Cour de répondre positivement : soit ce symbole suscitait par lui-même un risque de violences (A), soit en lui-même, la nature intrinsèquement offensive de ce symbole impliquait son interdiction (B). Mais aucune de ces voies n’est empruntée.


A – La prohibition d’un symbole politique en raison des risques de violences


     La Cour a refusé de suivre l’argumentation du gouvernement hongrois selon lequel le déploiement du drapeau par un contre-manifestant susciterait par lui-même la violence en irritant les manifestants (§ 24). La réponse européenne est aussi lapidaire que significative : même si le drapeau litigieux fut « susceptible de mettre les manifestants mal à l’aise », il n’a pas « sensiblement perturbé la manifestation ». Surtout, les juges notent qu’« il [n’] existait [pas de] risque accru de violence en raison de la présence du drapeau des Árpád ou de l’usage de ce symbole, perçu comme provocateur par les autorités, entraînant une menace évidente et un danger imminent de violence » (« clear threat and present danger of violence » – § 44 ; contra l’opinion dissidente de la juge Keller sur l’évaluation a posteriori des risques – § 7-10). Il n’est donc pas possible de déduire un risque de violence par la seule « nature provocatrice du déploiement du drapeau » (§ 47). Une telle lecture européenne s’inscrit bien sûr dans le droit-fil de l’exigence d’un risque sérieux et avéré de violences pour justifier l’interdiction d’une manifestation. Mais ce sont les mots utilisés par la Cour pour ce faire qui retiennent particulièrement l’attention.


     En effet, l’expression « clear threat and present danger of violence » (§ 44) ici usitée par les juges européens fait directement écho à la célèbre formule américaine du « clear and present danger ». Initié notamment par le juge Oliver W. Holmes dans son opinion au sein de l’arrêt Schenck v. United States (249 US 47, 52 (1919)) puis repris notamment dans l’arrêt Dennis v. United States (341 US 494 (1951)), ce critère symbolise en lui-même la conception particulièrement protectrice de la liberté d’expression promue par la Cour suprême des Etats-Unis. Selon cette approche, et à très grands traits, seuls les propos et autres supports d’expressions révélant un « danger manifeste et pressant » sont susceptibles d’être restreints, et ce même si lorsque ces discours confinent au racisme et autres extrémismes (pour de récents états des lieux, v. Frederick Schauer, « Harm(s) and the First Amendment », in Virginia Public Law and Legal Theory, Research Paper N° 2012-23, 44 p. ; Erwin Chemerinsky, « Not a Free Speech Court », in Arizona Law Review, Vol. 53, N° 3, 2011, pp. 723-734). La Cour européenne ne l’ignore d’ailleurs pas puisque son arrêt comporte un intéressant rappel de la jurisprudence américaine (§ 18). Ainsi, dans un récent arrêt Snyder v. Phelps (562 U.S. 2011), les juges américains ont estimé à une large majorité qu’une manifestation homophobe à proximité des funérailles d’un militaire homosexuel tué en Irak pouvait se prévaloir de la protection de la liberté d’expression garantie par le premier amendement (comp. Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07 – ADL du 10 février 2012). Ce n’est certes pas la première fois que l’expression ou l’un de ses équivalents apparait dans la jurisprudence européenne. Ainsi, la formule « real and present danger » fut parfois évoquée (Cour EDH, 2e Sect. 8 juillet 2008, Vajnai c. Hongrie, Req. n° 33629/06, § 49). Mais comme le relève le juge Pinto de Alburquerque, son usage a été des plus variables (v. note n° 8 de l’opinion).


     A l’évidence, la jurisprudence américaine n’a pas été la seule source d’inspiration européenne. Ainsi, l’arrêt Fáber c. Hongrie vise également l’affaire Kivenmaa c. Finlande examinée par le Comité des droits de l’homme des Nations-Unis (v. § 16 – Comité DH, 10 juin 1994, Kivenmaa c. Finlande, Communication n° 412/1990). Dans cette affaire, une violation de l’article 19 du Pacte international sur les droits civils et politiques (liberté d’expression et d’opinion) fut identifiée, ceci en raison des sanctions infligées à l’initiatrice d’une manifestation au cours de laquelle fut déployé un calicot afin de protester contre l’accueil d’un chef d’État étranger. L’évocation de telles sources extra-conventionnelles n’est bien sûr aucunement inédite (v. ainsi Cour EDH, G.C. 23 mai 2012, Scoppola c. Italie (n° 3), Req. n° 126/05 –ADL du 23 mai 2012 ; Cour EDH, G.C. 15 décembre 2011, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni, Req. n° 26766/05 et 22228/06 – ADL du 18 décembre 2011). Ce qui est beaucoup moins banal est le fait que l’une des juges ait pris la peine de discuter et de « dout[er] de l’utilité de cette citation » (§ 16 de l’opinion dissidente). Aux yeux de la juge Keller, en effet, l’affaire Kivenmaa c. Finlande ne pouvait être comparée à l’espèce. De plus, pour celle qui fut membre du Comité des droits de l’homme de 2008 à 2011, la solution adoptée par ce Comité en 1994 ne serait pas exempte de toutes critiques (§ 16 de l’opinion dissidente). La juge suisse élargit même la perspective en soulignant que « si [elle est] généralement favorable à la citation d’instruments du droit international, la Cour ne doit le faire que lorsque cela est utile au raisonnement dans l’affaire en cause ». Selon elle, il est « dangereux de citer des précédents d’autres juridictions sans mentionner que ces décisions et jugements sont fondées sur une conception différente des droits de l’homme (par exemple la liberté d’expression telle que protégée par le Premier amendement de la Constitution des États-Unis, plutôt que la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention) et sont rendus par un organe ayant des fonctions et compétences différentes de celles de [la] Cour (par exemple une Cour suprême fédérale, à la différence d’une Cour internationale) » (§ 17 de l’opinion).


    Une telle remarque suscite déjà en soi l’intérêt. Mais surtout, elle semble confirmer en creux que la réflexion strasbourgeoise a été bien plus influencée par ces exemples extra-européens que ne veut bien le reconnaître la Cour elle-même. Les précédents américains et onusiens ne sont évoqués qu’au titre du rappel des « textes internationaux pertinents » (§ 8) et non dans le cœur du raisonnement européen (v. également la citation des extraits d’une décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande – 6 mai 2005, n° BVerfG, 1 BvR 961/05 – relative à l’encadrement d’une manifestation d’extrême droite : § 17). Pourtant, le fait de se concentrer essentiellement sur le risque avéré de violences comme étalon principal de la liberté d’expression incline plus nettement vers l’approche américaine que vers celle qui est traditionnellement adoptée par la Cour. La suite du raisonnement européen consacré à la nature offensive du symbole litigieux confirme cette inflexion


B – La prohibition d’un symbole politique en raison de sa nature intrinsèquement offensive


     La Cour devait apprécier si le déploiement du drapeau litigieux excédait en lui-même les limites de la liberté d’expression et constituait « un acte répréhensible » justifiant le retrait de la protection conventionnelle (§ 48 et 53). Une telle protection est en principe assurée puisqu’il est rappelé que « l’exposition d’un symbole associé à un mouvement ou une entité politique, tel que le drapeau [ici en cause], peut témoigner de l’adhésion aux idées de ces derniers […] et tombe dans le champ de l’expression protégée par l’article 10 » (§ 36 – sur le port de signes vestimentaires marquant une appartenance politique ou religieuse, v. Cour EDH, 4e Sect. Dec. 25 janvier 2011, Donaldson c. Royaume-Uni, Req. n° 56975/09, § 28 – ADL du 13 février 2011 ; sur l’expression via une banderole, v.  Cour EDH, 4e Sect. 1er décembre 2011, Schwabe et M.G. c. Allemagne, Req. n° 8080/08 et 8577/08 – ADL du 4 décembre 2011 ; Cour EDH, Dec. 5e Sect. 22 février 2011, Association Nouvelle des Boulogne Boys c. France, Req. no 6468/09 – ADL du 7 mars 2011). En l’espèce, la Cour admet d’ailleurs que « la décision du requérant de déployer ce drapeau à proximité de la manifestation [anti-raciste] doit être regardée comme un mode d’expression – par la biais de ce symbole – de ses opinions politiques, à savoir son désaccord avec les idées des manifestants » (§ 52). Une telle qualification est évidemment déterminante, car « lorsque le droit à la liberté d’expression est exercée dans le contexte du discours politique par l’intermédiaire de l’usage de symboles, c’est avec le plus grand soin que doivent être adoptées toutes restrictions, surtout lorsque l’affaire implique des symboles dotés de plusieurs significations » (§ 36).


     Traditionnellement, la liberté d’expression politique jouit effectivement d’une forte protection devant la Cour européenne des droits de l’homme. Toutefois, en particulier depuis quelques années, la jurisprudence européenne a ouvert la voie à de fortes restrictions de cette liberté dès que le discours politique aborde les rivages de la haine, du racisme et des propos discriminatoires (v. not. Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, Req. n° 15615/07 – ADLdu 19 juillet 2009 ; Cour EDH, 5e Sec 16 juillet 2009, Willem c. France, Req. n° 10883/05 – ADLdu 19 juillet 2009). Regrettablement, mais sans surprise aucune, ce raisonnement s’est étendu bien au-delà du seul discours politique (v. la liberté d’expression universitaire : Cour EDH, 5e Sect. Déc. 7 juin 2011, Bruno Gollnisch c. France, Req. n° 48135/08 – ADL du 24 juillet 2011). Nombre de propos perçus comme « offensifs » et contraires aux valeurs conventionnelles ont été regardés comme relevant de la « liberté d’expression irresponsable » et, à ce titre, n’ont pas été jugés digne de protection (v. les discours homophobes : Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07 – ADL du 10 février 2012 ; ou à coloration sectaire : Cour EDH, G.C. 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c. Suisse, Req. n° 16354/06 – ADL du 18 juillet 2012).


     De prime abord, l’affaire Farber offrait à la Cour une nouvelle occasion de conforter cette jurisprudence légitimant les restrictions axiologiques de la liberté d’expression. Contre toute attente, c’est l’inverse qui s’est produit.


     Le symbole au cœur du contentieux était pourtant indubitablement « offensif ». Les juges européens ne se sont certes pas départis de leur habituelle prudence à l’heure d’interpréter des « emblèmes politiques et culturels [puisqu’ils] peuvent avoir une pluralité de sens qui ne peuvent être pleinement saisis que par les personnes douées d’une complète compréhension de leur contexte historique » (Cour EDH, 4e Sect. Dec. 25 janvier 2011, Donaldson c. Royaume-Uni, Req. n° 56975/09, § 28 – ADL du 13 février 2011 ; sur la prise en compte du « contexte historique et social » afin d’évaluer la gravité d’une insulte, v. Cour EDH, 5e Sect. 13 janvier 2011, Hoffer et Annen c. Allemagne, Req. n° 397/07 et 2322/07 – ADL du 14 janvier 2011 ; sur la signification des crucifix, v. Cour EDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, Req. n° 30814/06 – ADL du 20 mars 2011). Mais en principe, cette prudence conduit la Cour à concéder aux États une large marge d’appréciation (en ce sens, v. l’opinion de la juge Keller, § 14). Tel n’est pas le cas ici. La Cour admet que le drapeau litigieux « a de multiples significations » et qu’il « peut être regardé à la fois comme un symbole historique et comme un symbole rappelant le régime des Croix fléchées » (§ 54). Toutefois, elle refuse de valider la version du gouvernement hongrois qui fustigeait la teneur même du drapeau.


     Loin de se borner à constater la connotation fasciste – voire raciste et antisémite – du drapeau pour simplement écarter toute protection conventionnelle, la Cour décide d’aller plus loin. Afin d’évaluer s’il était nécessaire de restreindre l’usage du symbole litigieux, elle souligne que « le lieu et le moment de l’exposition d’un symbole ou de toute autre expression dotée de multiples significations jouent un rôle important » (§ 55). Aborder ainsi la situation exclut donc que la nature même du symbole puisse être problématique. Ce faisant, « le danger n’[apparaît] pas lié au symbole en lui-même mais à son usage dans un contexte particulier » (opinion du juge Pinto de Alburquerque). Or même ce contexte n’a pas été jugé suffisant par la Cour pour justifier l’interdiction d’un tel drapeau. En effet, la juridiction européenne estime que « même en admettant que plusieurs manifestants ont pu considérer le drapeau comme offensant, choquant, et même “fasciste“, […] son seul déploiement ne pouvait suffire à troubler l’ordre public ou à entraver l’exercice du droit de réunion des manifestants car il n’était ni intimidant, ni susceptible de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers certaines personnes » (§ 56).


     En prolongeant l’idée selon laquelle seule importe l’existence d’un risque avéré de violences, la Cour européenne des droits de l’homme confère à la liberté d’arborer des signes offensifs – et même fortement offensants – une forte protection. A ses yeux, le « ressentiment et l’indignation » d’autrui ne suffisent pas à justifier l’interdiction d’un symbole « en l’absence de toute intimidation » (§ 56). Ce passage de l’arrêt Fáber fait bien sûr directement écho à un autre précédent : l’affaire Vajnai (Cour EDH, 2e Sect. 8 juillet 2008, Vajnai c. Hongrie, Req. n° 33629/06 ; Cour EDH, Dec. 18 janvier 2011, Vajnai c. Hongrie , Req. n° 44438/08). Cette affaire avait elle aussi trait au port de symboles politiques lors d’une manifestation et se solda par une condamnation de la Hongrie. La Cour jugea en effet contraire à la liberté d’expression la sanction pénale infligée au « vice-président du Parti des travailleurs (Munkáspárt), un parti politique officiel de gauche » pour avoir arboré au revers de son veston « une étoile rouge à cinq branches […] de 5 cm de diamètre, comme emblème du mouvement ouvrier international » (§ 6 de l’arrêt Vajnai). Pour parvenir à cette conclusion, la Cour avait concédé que « le port [de l’étoile rouge], omniprésent sous la férule d[es] régimes [communistes], pouvait causer un malaise aux victimes de ceux-ci et à leurs familles, qui peuvent légitimement s’en offusquer ». Toutefois, « de tels sentiments, aussi compréhensibles soient-ils, ne sauraient à eux seuls circonscrire la liberté d’expression » car « autrement, n’importe quels éléments perturbateurs pourraient faire échec à la liberté d’expression et d’opinion » (§ 57 de l’arrêt Vajnai).


     Une telle approche est omniprésente dans l’arrêt Fáber (§ 57) et contraste fortement avec la récente solution de la Grande Chambre dans l’affaire Mouvement Raëlien c. Suisse. Dans cet arrêt rendu quelques jours avant l’arrêt Faber, l’interdiction de la campagne d’affichage fut tolérée essentiellement au nom de la protection des « sensibilités locales ». Pourtant, dans son arrêt Vajnai, la Cour avait usé d’une formule – non-reprise explicitement dans l’arrêt Fáber – en tous points opposée à cette lecture : « un régime juridique qui restreint les droits fondamentaux selon ce que lui dictent les sentiments populaires – qu’ils soient raisonnés ou non – ne saurait passer pour répondant aux besoins sociaux impérieux reconnus dans une société démocratique » (§ 57 de l’arrêt Vajnai). Ce décalage flagrant devient même béant lorsque l’on constate que la Deuxième section a souligné – à fort juste titre – que « le drapeau en question n’a jamais été rendu illégal » en Hongrie (§ 56). La Grande Chambre, quant à elle, a jugé négligeable le fait que l’association en cause et ses activités soient légales en Suisse.


     La condamnation de la Hongrie pour « violation de l’article 10 lu à la lumière de l’article 11 de la Convention » (§ 59) révèle donc une discordance assez marquée au sein même du Palais des Droits de l’Homme pour ce qui concerne la liberté d’expression. Dans l’affaire Fáber, aucun consensus ne fut d’ailleurs à l’ordre du jour parmi les juges de la Deuxième Section. La large majorité de six voix contre une avec laquelle la solution a été adoptée est effectivement en trompe l’œil. L’opinion concordante du juge Popović ralliée par la juge Berro-Lefèvre révèle ainsi que ces derniers ont voté avec la majorité « essentiellement parce qu’en tant que juge[s] discipliné[s], [ils] se sont sentis liés » par les précédents européens relatifs à l’étoile rouge (Cour EDH, 2e Sect. 8 juillet 2008, Vajnai c. Hongrie, Req. n° 33629/06 ; Cour EDH, 2e Sect. 3 novembre 2011, Fratanoló c. Hongrie, Req. n° 29459/10). Mais dans le même temps, les deux juges invitent la Cour à « reconsidérer sa jurisprudence » (pour une attitude comparable, entre respect du précédent et « dissidence perpétuelle », v. ADL du 27 décembre 2011 sur Cour EDH, 2e Sect. 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, Req. n° 10486/10). Le juge Popović affirme ainsi que « l’Europe en laquelle il croit n’est en aucun cas celle des symboles extrémistes » et qu’il est « opposé à l’Europe des croix gammées, l’Europe des camps de concentrations et des goulags, l’Europe de la haine exposée sur des bannières ». Rares sont ceux qui affirmeront le contraire. Mais ceci révèle surtout combien la philosophie des deux juges réunis par cette opinion concordante diffère du raisonnement déployé dans l’arrêt lui-même.


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     Même les symboles, discours ou « termes choquant et offensants » bénéficient d’une protection au nom de la liberté d’expression, à la différence des « comportements représentant un danger pour la société » et qui, à ce titre, « ne méritent pas d’être tolérés dans une société démocratique » (§ 54). Ces propos intolérables sont réduits, pour l’essentiel, à ceux « susceptible de favoriser [directement] la violence » (§ 56) et qui, ce faisant, empêchent l’expression concomitante d’opinions divergentes. Tracé à grands traits, tel pourrait être le bilan de l’arrêt Fáber c. Hongrie. Or à de nombreux égards, il est des plus remarquables.


     La solution européenne s’inscrit effectivement à contre-courant d’une autre tendance jurisprudentielle, qui promeut un encadrement axiologique du débat public. Au nom de cette dernière approche, certains discours offensifs peuvent être ostracisés uniquement en raison de leur propension à heurter ou froisser certaines valeurs, en particulier celles qui sont majoritaires dans un espace donné. La démarche retenue dans l’arrêt Fáber c. Hongrie est donc toute autre. La Cour semble ici se rapprocher insensiblement d’une conception de la liberté d’expression qui tolère tous discours – aussi abjects soient-ils – afin qu’ils soient débattus dans l’arène publique.


     Prudemment, les juges européens ont toutefois pris ici la peine de réserver quelques hypothèses où, même en dehors de tout risque de violences, des circonstances exceptionnelles permettent de restreindre la liberté d’expression au nom de la protection des sentiments d’autrui. Dans ce qui s’apparente à un quasi obiter dictum final, la Cour indique en effet « ne pas exclure que le déploiement d[u drapeau à connotation fasciste], symbole contextuellement ambigu, sur un site spécifique [où fut commis] des meurtres de masse puisse dans certaines circonstances révéler une association [des porteurs de ces signes] aux auteurs de ces crimes » (§ 58). Partant, dans « certains pays ayant connu une expérience historique traumatisante […], l’interdiction de certaines manifestations – organisées à une date spécifique de commémoration – offensantes pour la mémoire des victimes du totalitarisme ayant péri en ces lieux » peut être acceptée (§ 58).


     Une telle exception à la liberté d’expression est conçue de façon éminemment restrictive. En témoigne le fait qu’en l’espèce, la sanction infligée au requérant n’a pas été jugée conforme à la liberté d’expression alors même que la manifestation et la contre-manifestation se sont déroulées à un endroit où de nombreux juifs avaient été exterminés. La Cour semble donc surtout songer à d’autres situations plus extrêmes. Une interdiction de manifestations nazie pourrait être tolérée si ces dernières se tiennent en des lieux d’encore plus sinistre mémoire, tel par exemple le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Dans ce cas, les circonstances « particulières de lieux et de temps […] changeraient de manière non-équivoque la signification de certains symboles », au point de relever de « l’apologie de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide » (§ 58 – sur ce sujet, v. Cour EDH, 5e Sect. 15 janvier 2009, Orban et autres c. France, Req. no 20985/05 – ADL du 17 janvier 2009). Les juges européens notent même que de tels faits seraient alors ipso facto exclus du champ de la protection conventionnelle au titre de l’abus de droit (Art. 17 – sur cette notion, v. ADL du 10 février 2012 sur Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07 ; pour un exemple récent où les activités d’une association islamique ont été perçues comme relevant de l’abus de droit, de sorte que son interdiction en Allemagne fut jugée conforme à la Convention, v. Cour EDH, 5e Sect. Dec. 12 juin 2012, Hizb Ut-Tahrir et autre c. Allemagne, Req. n° 31098/08 – Communiqué). Limitée ainsi à des situations très exceptionnelles, un tel refus de protection ne serait pas inopportun. Il est en effet difficile de percevoir ce en quoi lesdites manifestations valorisant des crimes de masses contribueraient au débat public. Mais cette exception révèle que la Cour n’abandonne pas toute limitation de la liberté d’expression au nom du caractère choquant et offensant de certains discours et attitudes.


     Le saut européen accompli dans l’arrêt Fáber c. Hongrie n’en reste pas moins conséquent. A notre sens, et contrairement à ce que les juges majoritaires laissent entendre, la Cour semble même être allée bien au-delà des bornes fixées par la jurisprudence Vajnai c. Hongrie. Dans l’affaire de 2008 comme dans celle de 2012, chacun des symboles – l’étoile rouge et le drapeau des Árpád – était certes susceptible de représenter un régime totalitaire – communiste et nazi. Indubitablement, les deux ont rivalisé sur le terrain des atrocités et des violations massives des droits de l’homme, en particulier dans les pays d’Europe centrale et orientale.


     Mais il nous semble pourtant réducteur de conclure que « si un symbole politique d’extrême gauche est autorisé, indépendamment des conséquences que son exposition peut produire, un symbole d’extrême droite doit donc lui aussi être autorisé » (opinion du juge Popović ralliée par la juge Berro-Lefèvre). Dans l’affaire Vajnai, la Cour avait bien pris la peine de souligner que l’étoile rouge avait été arborée par le « responsable d’un parti politique officiel ne nourrissant aucune ambition totalitaire » (§ 56) et qui n’avait « aucune intention connue de participer à la vie politique hongroise au mépris de l’Etat de droit » (§ 53). Or dans son arrêt Fáber, la juridiction européenne se garde bien de qualifier le requérant de la sorte. Et pour cause. Le parti Jobbik auquel le requérant est lié est connu pour ses prises de position racistes et antisémites (v. notamment le récent rapport du Département d’Etat des Etats-Unis qui pointe l’antisémitisme du Jobbikpp. 11-12). Souligner cette différence n’aspire en aucune façon à considérer que le drapeau des Árpád méritait plus d’être interdit que l’étoile rouge. Il s’agit seulement de mettre en lumière le fait qu’en 2012, la Cour a protégé la liberté d’expression du requérant en faisant fi des valeurs fascistes que véhiculaient le drapeau et auxquelles adhéraient ses porteurs. Un tel raisonnement apparaît plus libéral que le précédent Vajnai et surtout infléchit fortement une tendance jurisprudentielle peu tolérante envers les discours intolérants, en particulier ceux de nature raciste et discriminatoire.


     Quoiqu’il en soit, l’enjeu de la « liberté d’expression irresponsable » ne manquera certainement pas de rebondir dans le prétoire du Palais des Droits l’Homme. Or de nombreuses fractures idéologiques et conceptuelles traversent la communauté des juges européens, très divisée à ce sujet. En 2012, plusieurs solutions ont ainsi été acquises soit à une infime majorité (neuf voix contre huit : Cour EDH, G.C. 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c. Suisse, Req. n° 16354/06 – ADL du 18 juillet 2012), soit au terme d’une unanimité de façade qui ne reflétait pas une véritable convergence sur le fond (v. ADL du 10 février 2012 in fine sur Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07). Ainsi que cela été souligné, le présent arrêt Fáber c. Hongrie est aussi marqué par cette division des juges. Il ne serait donc pas surprenant qu’une éventuelle demande de renvoi en Grande Chambre formulée par la Hongrie soit couronnée de succès.


     Même si sa pérennité n’est pas acquise, l’inflexion jurisprudentielle ainsi opérée dans l’arrêt Fáber est cependant particulièrement louable. Certes, nul ne contestera que les idées racistes portées par le discours politique bénéficient aujourd’hui d’un regrettable et menaçant regain de vigueur sur le continent européen. Ceci est tout particulièrement le cas en Hongrie. Mais ostraciser juridiquement du débat public les discours, en particulier ceux de nature politique, qui véhiculent ces idées – hors incitation directe à la violence – est aussi contreproductif que dangereux. Contreproductif d’abord, parce que l’exclusion de ces discours – toujours contestable car subjective – risque de bien plus « saper la confiance en les institutions démocratiques » (Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, Req. n° 15615/07, § 77 – ADL du 19 juillet 2009) que leur admission dans le but de les combattre dans l’arène politique. Dangereux ensuite parce que le raisonnement mis en place pour justifier cette exclusion au nom des valeurs est structurellement extensif. La « pente glissante » (“slippery slope“) de la pénalisation des discours de haine a déjà donné lieu à des nombreux dérapages, en particulier au détriment d’idées minoritaires mais guère offensives (v. ADL du 18 juillet 2012 ; N.B. : cette conclusion reprend notre article, « La liberté d’expression des personnages politiques en droit européen : ‘De la démocratie à Strasbourg’ », in Cahiers de la Recherche sur les Droits Fondamentaux, 2010, n° 8, pp. 103-116).


     Il serait donc temps que la Cour européenne des droits de l‘homme sorte enfin du piège tendu par l’intolérance elle-même, qui – sous couvert de lutte contre les discours offensifs – contraint finalement les gardiens de la démocratie et du libre débat public à renier le cœur même de l’ouverture démocratique. L’arrêt Fáber c. Hongrie est un premier pas en ce sens. Espérons qu’il sera suivi d’autres et que la juridiction européenne poursuivra sur ce chemin, certes risqué mais ô combien salutaire.


Cour EDH, 2e Sect. 24 juillet 2012, Fáber c. Hongrie, Req. n° 40721/08 (en anglais uniquement) – Communiqué de presse


Jurisprudence liée :

 – Sur la répression des discours de haine, racistes et/ou discriminatoires : Cour EDH, G.C. 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c. Suisse, Req. n° 16354/06 – ADL du 18 juillet 2012 ; Cour EDH, G.C. 15 mars 2012, Aksu c. Turquie, Req. no 4149/04 – ADL du 21 mars 2012 ; Cour EDH, 5e Sect. 9 février 2012, Vejdeland et autres c. Suède, Req. n° 1813/07 – ADL du 10 février 2012 ; Cour EDH, 5e Sect. Déc. 7 juin 2011, Bruno Gollnisch c. France, Req. n° 48135/08 – ADL du 24 juillet 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, Req. n° 15615/07 – ADLdu 19 juillet 2009 ; Cour EDH, 5e Sec 16 juillet 2009, Willem c. France, Req. n° 10883/05 – ADLdu 19 juillet 2009.

– Sur la protection de la liberté d’expression politique : Cour EDH, 3e Sect. 15 mars 2011, Otegi Mondragon c. Espagne, Req. n° 2034/07 – ADL du 16 mars 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 11 janvier 2011, Barata Monteiro Da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, Req. n° 4035/08 – ADL du 14 janvier 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 25 février 2010, Renaud c. France, Req. n° 13290/07 – ADL du 25 février 2010.

– Sur la liberté de manifestation : Cour EDH, G.C. 15 mars 2012, Austin et autres c. Royaume-Uni, Req. nos39692/09– ADL du 21 mars 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. 1er décembre 2011, Schwabe et M.G. c. Allemagne, Req. n° 8080/08 et 8577/08 – ADL du 4 décembre 2011 ; Cour EDH, 2e Sect. 17 mai 2011, Akgöl et Göl c. Turquie et Gazioğlu et autres c. Turquie, Req. n° 28495/06 – ADL du 17 mai 2011 ; Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, Req. n° 4916/07 – ADL du 22 octobre 2010 ; Cour EDH, G.C. 24 mars 2011, Giuliani et Gaggio c. Italie, Req. n° 23458/02 – ADL du 29 mars 2011.

– Sur l’appréhension conventionnelle de l’histoire : Cour EDH, 5e Sect. Déc. 21 juin 2011, Polednovác. République Tchèque, Req. n° 2615/10 – ADL du 7 juillet 2011 ; Cour EDH, 4e Sect. Dec. 25 janvier 2011, Donaldson c. Royaume-Uni, Req. n° 56975/09 – ADL du 13 février 2011 ; Cour EDH, 5e Sect. 13 janvier 2011, Hoffer et Annen c. Allemagne, Req. n° 397/07 et 2322/07 – ADL du 14 janvier 2011 ; Cour EDH, G.C. 17 mai 2010, Kononov c. Lettonie, Req. n° 36376/04 – ADL du 18 mai 2010.


Pour citer ce document :

Nicolas Hervieu, « La tolérance européenne envers les manifestations et symboles de l’intolérance » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 8 août 2012.

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