Regroupement familial (Décision n°1/91 du conseil d’association CEE-Turquie) : Droit au séjour au titre du regroupement familial de l’enfant d’un travailleur turc

par Marie-Laure Basilien-Gainche

A l’heure où le droit au regroupement familial des ressortissants d’États tiers se trouve quelque peu mis à mal par les objectifs et les politiques migratoires des États membres tant au niveau national qu’au niveau européen, à l’heure où l’adhésion de la Turquie suscite encore des réticences alors que l’Union s’apprête à compter en 2013 un vingt-huitième État membre avec la Croatie, le droit au regroupement familial des membres de la famille des travailleurs turcs appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre vient d’être traité par la Première Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Certes, les membres de la famille de travailleurs ressortissants d’État tiers en situation régulière légaux peuvent se prévaloir du droit au regroupement familial, qui est posé par la directive 2003/86 CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au regroupement familial, et qui est reconnu comme fondamental par la Cour de Justice dans l’arrêt Metock du25 juillet 2008 (Blaise Baheten Metock c. Minister for Justice, Equality and Law Reform, C-127/08). Certes, également, la Cour considère que la directive impose aux États membres des « obligations positives précises auxquelles correspondent des droits subjectifs clairement définis » qui supposent, dans des hypothèses déterminées, d’autoriser le regroupement familial de certains membres de la famille du regroupant (CJCE 27 juin 2006, Parlement c/ Conseil, C-540/03, point 60 ; CJUE 4 mars 2010, Chakroun, C-578/08, point 41). Néanmoins, bénéficier d’un tel droit au regroupement familial se révèle de plus en plus délicat, quand nombre d’États membres viennent en subordonner l’exercice à une certaine connaissance de la langue et des valeurs nationales (voir notre article “Sécurité des frontières, protection des droits : un couple impossible aux portes de l’Union ?”, Cités, numéro 46 Immigration : mythes et réalités, 2011, pp. 45-66).

Les Pays-Bas sont souvent cités en exemple sur le sujet : leurs politiques nationales ont suscité l’intérêt de leurs partenaires, comme en atteste le Pacte sur l’immigration et l’asile adopté sous présidence française par le Conseil Justice et Affaires Intérieures des 15 et 16 octobre 2008 qui appelle à prendre en compte les capacités d’accueil des États et les capacités d’intégration des familles. Pourtant toutes les pratiques néerlandaises ne sauraient être reprises, certaines ne respectant pas le droit de l’UE (v. en ce sens CJUE 10 juin 2011 Bibi Mohammad Imran c/ Pays Bas, C-155/11 qui a abouti à un non-lieu à statuer car l’État a accordé le regroupement de crainte de voir sa législation remise en cause. En l’espèce il était demandé un test d’intégration civique à la conjointe d’un réfugié, mère de huit enfants, dont sept enfants mineurs, séjournant régulièrement aux Pays-Bas alors qu’elle se trouvait dans un camp au Pakistan, a un niveau d’éducation très faible, que l’enseignement de cette langue n’est pas assuré dans ce pays et qu’elle a des problèmes médicaux).

En l’occurrence, la Première Chambre a eu à connaitre dans l’affaire Fatma Pehlivan de la conformité d’une décision à la décision n° 1/80 du 19 septembre 1980 du conseil d’association, adoptée en application de l’accord d’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie approuvé et confirmé au nom de de la CEE par la décision 64/732/CEE du Conseil du 23 décembre 1963. Fatma Pehlivan, née en Turquie le 7 août 1979, est  admise à entrer sur le territoire néerlandais le 11 mai 1999, au titre du regroupement familial auprès de ses parents dont l’un au moins appartenait déjà au marché régulier de l’emploi des Pays-Bas. Le secrétaire d’État à la Justice lui délivre le 1er août 1999 un permis de séjour à durée déterminée dont la durée de validité est prolongée jusqu’en 2003. Dès 1999, et pendant plus de trois ans, elle réside au domicile néerlandais de ses parents. Cependant, lors d’un séjour de courte durée en Turquie, elle épouse un ressortissant turc en 2000, met au monde un fils issu de cette union en mars 2002, et avertit les autorités néerlandaises de son mariage en mai 2002. Or, le secrétariat d’État, pardécision du 13 octobre 2003, retire Fatma Pehlivan son permis de séjour avec effet rétroactif au 22 décembre 2000, date de son mariage. Pourquoi ? Parce qu’il considère qu’elle a définitivement rompu le lien familial effectif avec ses parents du fait de son mariage (point 29). Aux yeux de l’administration néerlandaise, la requérante ne saurait donc plus bénéficier du droit au regroupement familial : ni dans le cadre général de la législation des étrangers ; ni dans le cadre particulier de l’accord d’association CEE Turquie, en ce qu’elle aurait résidé de manière légale aux Pays Bas jusqu’à la date du mariage, c’est-à-dire durant une période inférieure à trois ans, si bien qu’elle ne pourrait plus se prévaloir de l’article 7 alinéa 1 de la décision n° 1/80 (point 30). Soulignant qu’elle a effectivement demeuré chez ses parents après la date de son mariage (en fait jusqu’au 1er avril 2005 date à laquelle elle est partie du domicile de ses parents pour s’installer à une autre adresse avec son fils), elle introduit un recours contre la décision d’expulsion prononcée à son encontre en demandant également son sursis à exécution. Le tribunal saisi sursoit à statuer en saisissant la Cour de justice d’une question préjudicielle sur la compatibilité du droit néerlandais en cause et du droit de la décision n°1/80 du conseil d’association CEE Turquie.

Dans un premier temps, la Cour rappelle au point 44 que « les termes utilisés par les différentes dispositions de la décision n° 1/80 sont des notions du droit de l’Union qui doivent faire l’objet d’une interprétation uniforme au niveau de l’Union européenne, en tenant compte de l’esprit et de la finalité des dispositions en cause ainsi que du contexte dans lequel celles-ci s’insèrent, aux fins d’en assurer l’application homogène dans les États membres » (CJCE, 30 septembre 1997, Kasim Ertanir contre Land Hessen, C‑98/96, Rec. p. I‑5179, point 59 ; CJCE, 30 septembre 2004, Engin Ayaz contre Land Baden-Württemberg, C‑275/02, Rec. p. I‑8765, points 39 et 40). C’est en se référant en particulier à son arrêt Ergat (CJCE, 16 mars 2000, Sezgin Ergat contre Stadt Ulm, C‑329/97, Rec. p. I‑1487) que la Cour s’attache à mettre en exergue  « l’objectif général poursuivi » par la décision n° 1/81 qui consiste à « améliorer dans le domaine social le régime dont bénéficient les travailleurs turcs et les membres de leur famille en vue de réaliser progressivement la libre circulation », et celui recherché par l’article 7 de la décision en cause qui vise à « créer des conditions favorables au regroupement familial dans l’État membre d’accueil » (point 45).

Reste pour la CJUE à préciser le sens de l’article 7 al 1 de la décision n° 1/80 dont elle ne manque pas de rappeler l’effet direct (point 39), en se fondant notamment sur sa jurisprudence récente Bozkurt (CJCE, 22 décembre 2010, Land Baden-Württemberg contre Metin Bozkurt, C‑303/08) : « un membre de la famille d’un travailleur turc… qui réside régulièrement depuis plus de trois années sur le territoire de l’État membre d’accueil est nécessairement titulaire dans ledit État d’un droit de séjour directement fondé sur cette disposition », dès lors qu’il remplit les deux conditions préalables cumulatives énoncées (point 43) ; autrement dit dès lors qu’il est membre de la famille d’un travailleur turc appartenant déjà au marché régulier de l’emploi de l’État membre d’accueil et qu’il a été autorisé par les instances compétentes de cet État à y rejoindre ledit travailleur (point 40). Et le juge de Luxembourg de faire remarquer que ces deux conditions sont bien satisfaites en l’espèce par Fatma Pehlivan (point 40). La Cour insiste. C’est au regard de sa « finalité essentielle » et de son « esprit » que la lettre de l’article 7 al. 1 de la décision 1/80 doit être comprise :« le regroupement familial, qui a justifié l’entrée du membre de la famille sur le territoire de l’État membre d’accueil, doit se manifester concrètement par la présence continue dudit membre auprès du travailleur, cette présence se matérialisant par la cohabitation des intéressés, jusqu’à ce que le membre de la famille dispose, après trois années, de la faculté de mener une existence indépendante de celle de son parent qui lui a permis d’intégrer l’État membre d’accueil » (point 47). C’est au regard de la « finalité essentielle » et de l’« esprit » de cette disposition que peut être comprise la « logique du système » (point 49), ce qui permet à la Cour d’encadrer les compétences des autorités nationales (v. CJCE, 17 avril 1997, Selma Kadiman contre Freistaat Bayern, C‑351/95, Rec. p. I‑2133).

Certes, la Première Chambre reconnaît que l’article 7 al. 1 de la décision n° 1/80n’empêche pas l’État membre d’accueil d’« exiger que, pendant la période initiale de trois années, le membre de la famille en question continue à résider effectivement avec le travailleur migrant turc concerné » (point 55). Mais la marge de manœuvre des autorités nationales est limitée : « l’État membre d’accueil n’a le droit d’assortir le séjour du membre de la famille du travailleur turc que de conditions ayant pour objet d’assurer le plein respect de l’objectif poursuivi par l’article 7, premier alinéa, de la décision n° 1/80 » (point 53). Reprenant les considérants de principe de l’arrêt Eyüp (CJCE, 22 juin 2000, Safet Eyüp contre Landesgeschäftsstelle des Arbeitsmarktservice Vorarlberg, C‑65/98, Rec. p. I‑4747, points 40 et 41), la Cour martèle : l’Etat membre ne saurait donc « modifier unilatéralement la portée du système d’intégration progressive des ressortissants turcs dans l’État membre d’accueil » puisqu’il ne dispose plus « de la faculté d’adopter des mesures de nature à entraver le statut juridique expressément reconnu par le droit de l’association CEE-Turquie à de tels ressortissants » (point 56).

La conclusion de la Cour est cinglante : la réglementation néerlandaise en cause « excède manifestement les limites des mesures que l’État membre d’accueil est autorisé à adopter au titre de la décision n° 1/80 » (point 58). Pourquoi? D’abord parce qu’elle ne se contente pas de « prévoir que le membre de la famille du travailleur migrant turc doit vivre effectivement sous le même toit que ce dernier durant les trois premières années de son séjour dans l’État membre d’accueil ». Ensuite parce qu’elle « énonce une règle selon laquelle, notamment, la circonstance que l’enfant majeur se marie ou s’engage dans une relation est, par elle-même, réputée rompre le lien familial effectif » Enfin parce qu’elle « habilite en conséquence les autorités nationales à retirer automatiquement le permis de séjour au membre de la famille se trouvant dans une telle situation, alors même que la personne concernée aurait continué à cohabiter avec ce travailleur » (point 57). Dès lors un membre de la famille d’un travailleur turc résidant dans un État membre où il appartient au marché du travail ne peut se voir retirer le droit de bénéficier du regroupement familial parce qu’il se marie ou parce qu’il devient majeur (points 61 et 62).

CJUE, Première Chambre, 16 juin 2011, Fatma Pehlivan contre Staatssecretaris van Justitie, affaire C-484/07 – Actualités Droits-Libertés du 11 juillet 2011 par Marie-Laure Basilien-Gainche

Pour citer : Marie-Laure Basilien-Gainche,  » Droit au séjour au titre du regroupement familial de l’enfant d’un travailleur turc  » (PDF), in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 11 juillet 2011.

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